Nénuphars [E]

Il est assez rare que je me rende au lac pour des raisons spirituelles. D'une part car je ne suis pas vraiment du genre à suivre nos rites à la lettre, et d'autre part car mes obligations me poussent souvent à rester à l'intérieur de la cité : ce genre de sortie fait donc office d'exception à la règle. Par ailleurs... C'est un peu un prétexte pour avoir du temps libre et ainsi profiter du calme qui règne souvent sur le lac. Contrairement à la rivière que je sais plus traversée, notamment par les pêcheurs et par les gens venus s'y baigner, l'étendue d'eau qui baigne l'entrée de la ville est souvent très tranquille, rares étant ceux qui osent se montrer « irrespectueux » devant un endroit aussi chargé de symbolique. Alors lorsque j'ai l'esprit bourdonnant et lourd de pensées ou même simplement d'émotions contradictoires, je viens par ici. La forêt est certes mon lieu de repos de prédilection, mais... De temps à autre, cela me calme davantage, de fixer l'eau et d'en entendre l'écoulement dans mes oreilles.

Posant tranquillement mes jambes sur les berges, je souffle avant de m'allonger complètement, le regard fixé vers le ciel. Mes épaules se détendent, ma respiration se tranquilise. La journée n'a pas été simple ; depuis les inondations, nous avons eu tellement à faire que mon esprit est toujours parasité par la pensée de ce qui sera à faire ensuite. Enfin, j'ai encore en tête ce que m'a dit Daichi la dernière fois, mais... Je n'y peux pas grand chose. Et je refuse d'y faire grand chose, pour être honnête. J'espère juste que je pourrais être au calme, pour une fois.

Alors que je termine de déposer mes affaires sur les berges du lac, jetant tout de même un coup d'oeil au contenu de ma besace pour être sûr que je ne sois pas parti en oubliant quelque chose, des caquètements particulièrement virulents et réguliers arrivent dans mes oreilles, se faisant même plus bruyants au fur et à mesure que les secondes passent. Surpris, je sursaute sur le coup, ouvrant de grands yeux alors que je relève le regard vers la source des sons. Sur l'instant, je reste un peu ébahi, admiratif ce que je vois. Je n'ai pas besoin de réfléchir bien longtemps pour reconnaître plumage doré et lumineux que j'ai le privilège de pouvoir regarder, alors que je sais pourtant à quel point ces créatures peuvent être rares.
... Un Halcyon... ?
Trop occupé à le détailler des yeux, j'en oublie que ladite bête semble ne pas m'avoir dans son cœur, et est prête à me chasser d'ici. Une habitude qui n'est pas si étonnante, en soi ; j'ai toujours eu la mauvaise habitude d'ignorer ce qui est trop dangereux pour moi, surtout quand il s'agit de créatures que j'admire. Naturellement, j'en oublie les risques et je deviens donc quelque peu inconscient, comme à l'heure actuelle, alors que j'admire le cygne d'or qui fonce vers moi. En me redressant un peu, je reste toutefois immobile, ayant visiblement oublié mes neurones à la maison.

« Qu'est-ce que tu es beau... »

Comment ça, l'instinct de survie ?

Ma sœur m'a souvent dit qu'à force d'admirer toutes les créatures et d'en oublier que toutes ne sont pas des petites bêtes tranquilles et douces, qu'elles ont leurs personnalités et qu'elles sont donc parfois, eh bien, quelque peu dangereuses, j'allais finir dévoré par l'une d'entre elles, un jour. Elle n'a pas entièrement tort, des fois, mais la plupart du temps, j'ai toujours ignoré son avertissement, ce qui... Me rend bien idiot quand je suis face à une créature bien plus puissante que je ne le suis et potentiellement dangereuse, voir aggressive. Car agressif, l'Halcyon l'est : je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais le cygne d'or m'a en grippe. Il se rapproche si rapidement que je ne saisis qu'il y a danger que lorsqu'il devient trop proche.
Oh-oh.

Il faut que la bête me mordre férocement à la cuisse pour que je réagisse. Ou du moins, que mon cerveau comprenne que ce n'est pas le moment de s'émerveiller sur la beauté de la nature et tout le trala, puisque cette dernière va certainement m'arracher la peau si je ne commence pas à agir pour ma survie. Dans un cri ma foi pas digne, je tombe à la renverse, surpris par la douleur et par la situation dans laquelle je me suis empêtré.

« Ouille ! »

Si le cygne veut me donner un nouveau coup de bec, je ne perds pas mon temps pour l'attendre : rapidement, je prends mes jambes à mon cou pour m'enfuir, me cachant dès que possible derrière un rocher pour échapper à son angle de vision.

Fort heureusement, j'ai l'habitude de m'enfuir. Ou du moins, de devoir abandonner et ramasser ma fierté pour éviter de finir en petits morceaux, bien que je dois l'admettre, se faire agresser par un cygne magique normalement extrêmement sociable est un tout nouveau « bas » en terme de standards. Je n'irai pas en parler à tout le monde, clairement, mais... Je vais le ruminer un petit moment, je pense, cet échec assez ridicule. Dans un soupir blasé, je finis par pousser un souffle de soulagement quand je réalise que l'alcyon m'a enfin fichu la paix et que je me retrouve à peu près sain et sauf. Enfin, à peu près. Car à peine ai-je eu le temps de vérifier qu'il ne me coursait plus que quelques petites tâches humides vinrent faire leur chemin sur mon visage. Sur le moment, il me faut une ou deux secondes pour réaliser.

« … Mais ça suffit ! »

Agacé, je n'avais pas pu m'empêcher de m'énerver à haute voix alors que la pluie se fit de plus en plus intense, de telle sorte que je la sentis bientôt s'abattre lourdemment sur le tissu de mes robes. Oh, par Yggdrasil, je n'ai pas envie de retourner dans la ville en me trainant comme une vieille serpillère... ! Grommelant, c'est en relevant la tête que je me rends compte que la pluie se fait rapidement diluvienne et que le lac, en plus, semble on ne peut plus agité.
Oh non.
Sans vraiment y réfléchir, craignant que la grêle ne vienne s'y joindre, je joins mes mains ensemble, essayant de me rappeler la manière la plus rapide d'user d'un sort de protection. Mais quelle journée de... !

... Par Yggdrasil, mais qu'est-ce qui cloche, aujourd'hui ?! Ma magie est perturbée. Elle ne fonctionne pas correctement du tout, et je peux le sentir alors que je continue de forcer, bêtement convaincu que cela ira forcément mieux si je me pousse. Le stress et l'incertitude, toutefois, sont des biens mauvaises conseillères : j'aurais reproché à un débutant de ne penser qu'y aller en forçant améliorerait la situation, mais j'étais tellement énervé et agacé que je n'ai pas suivi mes propres conseils.
Le retour de bâton est assez violent. Mon propre sort m'explose presque à la figure, me renvoyant vivement en avant, de telle sorte à ce que mon dos percute un rocher. Mes traits distordus en une grimace de douleur, je suis sonné sur le coup. La tête lourde et le corps endolori, je rouvre les yeux avec fatigue et exaspération en même temps tandis que la pluie tombe d'un seul coup au dessus de ma tête. J'ai mal, et en plus je suis trempé. Bon sang... J'aurais mieux fait de rester à la maison, tiens, au lieu de venir méditer.

Grommelant, je me relève en chancelant de manière bien pathétique. Frustré, j'essaie malgré la grêle que je sens arriver, de relever le haut de mes robes déjà plus qu'humide pour le placer au dessus de ma tête et de me protéger faiblement. Je crois qu'il est temps de rentrer, et si possible au pas de course. La prochaine fois que j'aurais envie de méditer près du lac, je crois que je m'en passerai volontiers.