Eaux stagnantes



Apprentissage d'
Egua



            

Plouf plouf.

Il n’y a rien qui égale le calme du bord de l’étang en début de matinée. Des volutes de brume matinale affleuraient encore surface de l’eau, les bruits de la ville en effervescence dès l’aube semblaient loin et la grenouille avait même fermé les yeux le temps de profiter du calme et du chant des oiseaux. Il est rare de voir un air aussi serein passer sur le visage de l’animorphe habituellement à fleur de peau. Raol inspira profondément, son échine frissonnant légèrement de plaisir quand iel sentit des odeurs de rosée et d’herbe fraîche venir jusqu’à ses narines.

Si l’amphibien honnête avec ellui-même, iel admettrait que la ville ne lui fait jamais beaucoup de bien de manière générale. Trop bruyant, trop effervescent en permanence, trop étouffant.

Depuis son adolescence, cette sensation d’étouffer ne l’a jamais quitté. Se garder actif.ve, travailler, faire ce qu’on nous dit quand des gens peuvent diriger notre vie, c’est facile, pour oublier cette horrible impression d’être coincé. Replié.e sur ellui-même, Raol s’est convaincu.e qu’il n’y avait pas d’autres issues. Qu’iel ne saurait pas vivre sans qu’on lui ordonne, sans se reposer sur de fausses certitudes.

C’est plus facile, avec des « si » pour se faire peur, se faire du mal. Avec des « les autres », pour se comparer, se décourager, rejeter la faute, pour alimenter sa haine des gens, pour se donner des raisons de cracher sur les mains qu’on lui tend. Au final, Raol ne se sent que plus paralysé. Les années ne changent rien à l’affaire, bien au contraire, elles lui font simplement creuser son trou un peu plus chaque fois qu’il refuse de penser à tout ça en profondeur. Mais voila un an qu’à force de chercher à fuir toujours plus profond, Raol n’a trouvé qu’une surface métallique, grinçant au gré de sa propre amertume. Lui renvoyant à chaque fois qu’il creuse pour se replier son propre reflet, son dégoût d’ellui-même. Et en regardant vers le haut, la pente lui semble trop longue à remonter. Personne ne viendra lea chercher en bas. C’est sa tanière, c’est son domaine, ses murs qu’il a dréssé ellui-même à leur encontre. A force, plus personne ne souhaite s’y frotter… pas même Raol. Surtout pas Raol.

Le jour de la mort d’Akiya, le monde de Raol a changé. Il y a mille ans, Raol s’est endormi.e et le monde entier a changé.

Des portes se sont ouvertes, par centaines, sur le chemin de la grenouille butée. Iel n’a jamais osé en emprunter aucune, si ce n’est celles qui lui semblaient familières, celles qu’on lui désignait. Toutes ces alternatives lea terrorisent. Toutes ces alternatives à ce trou au fond rigide dans lequel iel s’est mis l’effraient.

Sa respiration s’accélère devant l’étendue d’eau. Pourquoi l’étouffement lea poursuit jusqu’ici ? Iel tend la main, ne parvient qu’à créer que de minables vaguelettes à la surface, a comme la sensation d’y voir une moquerie, une analogie avec l’impact de sa présence sur son entourage. La colère et la frustration lea prend, tandis qu’iel interrompt ses gestes pour se reconcentrer sur l’ouvrage qu’iel a emprunté à la bibliothèque du sanctuaire. Les mots, évocateurs, font sens, mais son cerveau est embrouillé. La frustration lea gagne alors qu’iel se remet en place. La tempête fait rage, dans sa tête. Quelque chose crie qu’on la laisse sortir, qu’on lea libère. Le souffle de la grenouille redevient court, brûle sa cage thoracique, remonte le long de sa gorge, lui donne l’impression de ne plus trouver son air.

« Laissez-moi partir ! Laissez-moi partir ! »

Raol ferme ses yeux. Iel a mal. Mal de cette impression de n’aller nulle part. Mal de ne jamais avoir le courage de ne rien faire. Mal de manquer d’air. Iel ne comprend pas encore. Iel tente de s’encrer à la réalité en crispant sa main sur l’herbe, inspirant profondément les odeurs de terre moite des bords de l’étang. Se focalise sur les bruits d’eau qu’iel connaît bien. Iel avance dans l’eau dont la fraîcheur matinale lea saisit, lea fait trembler. Le bruit de son corps avançant dans l’onde transparente lea rassure. Iel plonge la tête, étouffant tous les bruits l’espace de quelques instants, laisse les bulles et le liquide lea caresser. Si fluide. Capable de prendre n’importe quelle forme. Capable de se transformer sous n’importe quelle température. Cette capacité d’adaptation fascine la grenouille depuis toujours.

La tempête semble se calmer. Ses épaules retombent. Sa respiration se calme. Les yeux encore fermés, Raol voir des images familières passer sous ses paupières. La vue depuis le grand mur. Cette envie d’explorer ce monde qu’iel ne connaît plus qui l’a pris.e l’espace de quelques instants. Une effluve florale familière. Étrange, comme ses sens s’éveillèrent d’un coup, comme son échine frissonna étrangement en repensant à ce regard nacré et à cette voix agaçante. Un petit rire amusé apaisa, contre toute attendre, la grenouille qui rouvrit alors les yeux, l’étang réapparaissant, lui semblant tout d’un coup infini, plus beau que jamais.

Iel fit quelques pas en arrière, sortant ses bras et ses mains de l’eau, prêt.e à retenter. Inspirant profondément, lea Zeteki se sentait plus connecté.e à l’étendue d’eau que jamais. Le soleil commençait à faire scintiller l’étang et la colonne d’eau que lea Zeteki soulevait progressivement à quelques mètres de son corps. Ses gestes devinrent comme automatique, comme si la magie lui montrait le chemin le plus adapté à ses affinités avec l’élément aquatique. Raol suivit la route que ses sens lui dictaient, voyant la mince trombe d’eau s’enrouler autour de son corps jusqu’a hauteur de son bras replié, s’arrêtant en parallèle devant celui-ci, se modulant en forme de serpe contournant sa main.

Quelques secondes de battement plus tard, la grenouille lança son bras vers la droite, dans un mouvement circulaire. La trombe d’eau qu’iel avait extraite et modulée fila sous la forme d’un fin croissant de lune tranchant vers les branches d’un arbre penché au-dessus de l’eau, laminant quelques petites branches qui tombèrent sur la surface de l’étang.

Une profonde inspiration plus tard, la grenouille revint à des pensées moins instinctives, réalisant enfin ce qu’iel venait de réaliser. Cela faisait un moment qu’iel n’avait pas senti ça, l’odeur, la couleur de l’enthousiasme enfantin qui nous traverse quand on découvre quelque chose de nouveau. Iel devait recommencer. Encore une fois. Ou deux. Ou cinq, peut-être. L’utiliser pour se défendre ou simplement pour se forcer à réaliser quelque chose de productif ne l’effleura pas, pour une fois. Simplement se plonger dans cette nouvelle activité suffisait. Oublier, l’espace de quelques heures, son amertume, Raol y parvint pour la première fois depuis ces quelques instants d’émerveillement, sur le grand mur.  

L’idée de devoir rentrer fit tout de suite redescendre l’angoisse dans l’abdomen de l’amphibien, lui remettant son humeur à son état létargique habituel sans même qu’iel n’essaie de s’en rendre compte. C’était fini pour cette fois-ci. Raol ne pouvait pas juste partir comme ça. Iel avait quelque chose à faire, auprès de Ziyal. C’était sa place. La place où iel pouvait entendre qu’on lui dicte à coup de reproches ce qu’il allait faire ou non. Mais sûrement pas partir. L’idée avait, une fois de plus, arrêté aussi sec de germer dans son esprit. Mais son corps, lui, se souvenait des gestes, des sensations, de la magie. Il en réclamait déjà encore. Alors, peut-être que Raol y retournerait.