Ruins of us avec Gabryel
La culpabilité rongeait parfois le cœur de Gabryel, plus qu’il ne se l’avouait. De quel droit se permettait-il d’être heureux, alors qu’il était la source du malheur de nombreuses personnes ? Alors qu’il mentait, à sa propre patrie ? Il ne regrettait rien et c’était ce qui lui faisait le plus mal. Si c’était à refaire, il l’aurait refait. Il aurait continué d’embrasser Raol, de s’imaginer plus que ce dont il avait le droit. Il aurait continué de se confier à Samaël, d’apprécier sa présence. Il aurait continué de penser qu’ils avaient eu torts d’être ici. Yggdrasil ne sera jamais leur terre. Il le savait et il l’acceptait pleinement, les plans de conquête loin de son esprit. Cette ville l’avait changé, tatouant au plus profond de lui des vérités inavouées. Il ne pourra retourner dans le passé. Ses décisions étaient irrévocables. Pour autant, à chaque fois, il n’avait guère hésité. Il s’était lancé dans ce trou béant, prêt à sacrifier une partie de lui si cela était nécessaire. Et peut-être que cela le mènera à sa perte, qu’il mourra misérable, naïf d’avoir cru à de tels sentiments. Idiot de penser qu’il méritait cela. Mais il réfléchissait différemment, il préférait n’avoir aucun regret, vivre comme il l’entendait, sans appréhender les conséquences de ses actes, sans porter un masque constamment. Il choisissait d’ouvrir son cœur. Il rattrapait une vie qu’on lui avait volé, que la guerre lui avait arraché et que son père manipulait, marionnettiste de son propre fils.

Ce père qui s’était à nouveau immiscer dans ses entrailles, le dévorant de l’intérieur. Il l’impressionnait autant qu’il l’effrayait. Gabryel ne voyait plus le père fier et aimant qu’il eût naguère connu. Il ne restait plus qu’une coquille vide de cet homme, un être dénudé d’amour, si ce n’est pour sa propre personne. Il était affaibli, Sebastian, la maladie et la folie prenant peu à peu le dessus sur lui. La magie qu’il exerçait n’était pas sans risque, sans compter sur les maux génétiques dont il avait lui-même hérité de son père. Un vieil homme qui n’était plus en forme, qui se reposait sans que l’on ne sache vraiment combien de temps il resterait à somnoler. Mais Sebastian était différent. Il était en colère, frustré. Comme s’il lui restait quelque chose à accomplir avant de céder. Comme s’il ne faisait pas assez confiance à son fils pour prendre sa suite. Pourtant, c’était de lui dont il fallait se méfier. Ses hallucinations étaient fréquentes, autant que ses sauts d’humeur et ses crises de violence. Il ne restait plus rien du grand noble Venomania. Rien qu’un être malveillant. De nombreuses fois, il insulta son fils, rejetant l’entièreté de la faute sur lui, comme s’il était le seul responsable des misères de ce monde. Mais sa main s’était levée, aussi. Elle avait poussée, claquée, sans retenue. Et le Général était resté de marbre, incapable d’agir contre celui qui lui avait tout offert.

Et il lui répétait, sans cesse, qu’il lui avait donné le monde et que cela ne lui suffisait toujours pas. Qu’il était égoïste, inutile et ingrat. Qu’il aurait préféré ne pas avoir d’enfant. Ni de femme. Et dans ces excès, il s’en prenait au plus âgé d’eux, lui racontant à quel point il avait été un père médiocre. Son venin s’étalait et débordait sans que personne ne puisse rien y faire. Au bout d’un certain temps, Gabryel ne ressentit plus rien face à ces manifestations de colère. Si ce n’était du mépris et de la pitié. Et ce regard qu’il lui offrait, plein de dégoût, était loin de plaire au patriarche qui ne cessait d’étaler, sous forme de joutes verbales, toute sa souffrance d’avoir un tel rejeton. Il n’oublia pas sa femme, dans ses complaintes, elle eut le droit à bien des surnoms amers. Et il lança tout à la figure de sa progéniture, sans se soucier de ce que cela pouvait bien lui provoquer. Il lui raconta comment ce mariage s’était arrangé, pour quelles raisons. Il ne manqua pas de préciser que sa naissance était une simple récompense et qu’en réalité il aurait préféré ne jamais être père. Et au fond de lui, il savait qu’il y avait une part de vérité dans ces propos... Mais il ne pouvait s’empêcher de remettre ça sur le dos de la maladie et de la folie. C’était inimaginable pour lui de se dire que tous ces sourires, toutes ces histoires, tous ces discours... étaient vides de sens. Que tout cela n’était qu’un mensonge.

Un soir, alors que Ludeciel semblait avoir repris des forces, ils profitèrent d’un repas silencieux à trois. Aucun regard, aucune parole. Même les animaux habitant la demeure n’osèrent faire le moindre bruit, par peur de provoquer le courroux de l’un d’eux. Celui aux longs cheveux argentés n’avait plus cette lueur dans le regard, comme si son père engloutissait son essence de vie. Une seule phrase fut prononcée, avant que la foudre ne s’abatte définitivement.

« Je sais, pour toi et l’éossien. Tu es une honte, Gabryel. Tu n’es pas digne d’être Venomania. Tu n’es même pas digne de partager ce repas avec moi. Tu n’es qu’un misérable traître. Je me ferai un plaisir d’assister à ta chute. Tu mériterais de te faire exécuter, lâche. »

La dernière chaîne qui retenait Gabryel s’était brusquement fendue. Alors qu’il paraissait calme, il bouillonnait de l’intérieur. Il pouvait endurer, autant qu’il était nécessaire, mais il refusait que l’on mette en péril sa vie future. Il refusait que par égoïsme son père détruise tout avant de dépérir. D’un coup, alors que le silence régnait à nouveau, son poing frappa la table avec une telle violence que l’on crut entendre le bois se casser sous le choc. Bjorn, le grand loup sauvage, sursauta et s’en alla. Il n’avait jamais eu l’occasion de voir son maître dans une telle fureur. Le militaire se leva, faisant s’effondrer sa chaise en la poussant. Il donna un coup de pied contre la table, faisant s’éclater au sol les couverts. Ludeciel n’avait pas bougé. Sebastian se leva à son tour, marqué par la fatigue. Il affrontait son fils, sans crainte. Et le plus jeune se maudissait intérieurement de trembler à ce point. Il serrait la mâchoire pour ne pas claquer des dents. Ses yeux brûlaient intensément, comme lors de ces années où il affrontait les Altissiens dans des batailles aussi sanglantes qu’inutiles. Il eut envie de régler les choses à la façon de son père. Mais il ne lui accorderait pas ce plaisir, il en était hors de question. Alors, à sa provocation, il ne céda pas. Il se contenta d’un regard noir. Et comme s’il y avait été invité, Sebastian s’en alla. Laissant derrière lui un fils enragé et blessé au plus profond de lui.

L’état de Ludeciel s’aggrava. Il ne se levait plus, ne mangeait plus et souffrait indéniablement. Pour autant, il se disait être en paix et prêt à mourir. Il disait ne rien regretter de son existence, avoir fait ce qui lui semblait bon. Et Gabryel ne put s’empêcher de rire, lui rappelant à quel point il avait raté quelque chose, avec son fils et son petit-fils. Ce à quoi il répondit que ce n’était pas sa vie, donc que ce n’était pas son problème. Qu’il n’avait aucune responsabilité quant aux agissements des siens. Le militaire n’en pouvait plus, de sa famille. Il ne pouvait plus affronter son père. Et de toute façon, il n’eut pas à le faire plus longtemps. S’il aurait pensé voir son grand-père mourir en premier, ce ne fut pas le cas. Son père décéda d’une crise violente, sous ses yeux. Il entouré de guérisseurs et de médecins en tout genre, mais rien ni personne ne pouvait le sortir de cela. Il avait été pris d’une vive douleur à la poitrine, il s’était écroulé sur ses genoux, fut pris de convulsion. Il s’étouffa dans ses propres régurgitations et mourra.

Son monde s’était alors écroulé. Il ne restait rien que les souvenirs de leurs disputes. De toutes les horreurs qu’il lui avait sifflées, ces dernières semaines. Ce corps, inerte, ne devait plus rien représenter pour lui. Mais ce n’était pas le cas. Malgré tout, Gabryel aimait son père. Il gardait en mémoire tous ses bons côtés, les moments passés ensemble lorsqu’il était enfant, même s’il lui avait dit que ce n’étaient que des mensonges. Il ne voulait pas y croire. Le soir venu, le Général vida ses placards de tout l’alcool qui pouvait bien s’y trouver. Il se mit dans un tel état d’ébriété qu’il crut ne pas en sortir vivant. Une tempête passa alors. Il retourna les meubles, éclata les bouteilles contre les murs, brisa ce maudit portrait de famille et éparpilla toute sa paperasse par terre. Et il hurla, autant qu’il pleura. Il hurla des atrocités. Ses propres mots le brisaient. Il se faisait souffrir.

C’était toi. Toi, mon père. Tu étais celui censé me nourrir, m’aider, m’aimer. Celui qui devait être éternellement à mes côtés. Celui qui, envers et contre tout, devait prendre ma défense. Mais il n’en était rien. Tu te fichais de moi. Je n’étais qu’un poids. Tout ce que je pouvais te donner, tu l’avais déjà. Tu m’as donné le monde, mais je n’ai pas su quoi en faire. J’ai cru en toi. Je t’aimais tellement. Mais tu as tout détruit. J’avais confiance. J’ai tout fait pour que tu sois fier de moi. J’ai tout essayé. Rien n’était suffisant. Qu’est-ce que je t’ai fait, au juste ? Pourquoi moi ? Pourquoi tu ne m’as pas juste abandonné ? Ou laisser crever sur un champ de bataille ? Pourquoi tu ne t’es pas débarrassé de moi ? Ou prétendu à une mort accidentelle lors du Périple ? Tu voulais me faire souffrir, hein ? Tu voulais que je subisse tout ce que je t’ai fait subir ? T’es cruel. T’es horrible. T’es un putain de taré. Et le pire, dans tout ça, c’est que je crois que je suis exactement comme toi. Bon qu’à faire souffrir. Je ne serai jamais un bon père. Je vais perpétuer les mêmes erreurs, encore et encore. La même histoire. Je détruirai mon fils. En fait, tu m’as maudit, c’est ça ? Putain, mais je voulais juste que tu m’aimes ! Que tu poses un regard sur moi, j’aurais fait n’importe quoi pour toi ! N’importe quoi ! Mais nan, je n’étais pas celui que tu désirais. Je préférerais crever plutôt que de devoir vivre avec ça. C’est ça, ce que tu voulais ? Que j’abandonne ? J’étais qu’un gosse ! Comment j’étais censé être si parfait ? J’étais censé soigner tes propres maux ? Être celui qui vivrait tes rêves, pour que tu puisses réussir par procuration ? Je ne pouvais pas. Je ne peux pas. Je ne pourrai jamais. Je n'arrive même pas à imaginer comment tu pouvais faire semblant que tout allait bien. Comment as-tu pu me dire toutes ces choses sans rien ressentir si ce n'est du dégoût ?

Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais. Je te hais.


Ses yeux, gonflés par les larmes et rougies par l’alcool, étaient d’une tristesse accablante. Son sourire n’était plus. Et dans ce chaos absolu, il ne souhaitait ni guide ni saveur. Il ne voulait que la solitude. Il ne pensa ni à Raol, ni à Samaël et ni à Yggdrasil. Dans cet état de semi-conscience, le matin, il écrit une lettre destinée à tenir sa promesse. Il écrit à Raol qu’il partait à Caldis, en ce mois de décembre, et qu’il ne reviendrait que dans un mois. Il ne donna ni précision, ni explication.

Et à son père, il n’adressa aucune prière.

Il se contenta d’informer la Couronne de son départ, il prépara ses affaires et s’en alla, accompagné de son grand-père. Ce dernier mourra au sein de sa terre natale, une semaine plus tard, soulagé d’avoir pu y retourner avant la fin. Derrière lui, il ne laissa que quelques lettres destinées aux membres de la famille. Gabryel décida de ne la lire qu’à son retour à Yggdrasil. Il passa ce mois entier chez lui, à préparer les cérémonies... Sans éprouver la moindre sensation. Il continuait de boire, beaucoup. Sa mère subissait ses colères, mais elle ne semblait pas être blessée. En réalité, elle semblait n’en avoir rien à faire de tout cela, comme si ça ne l’atteignait pas. Il préféra ne pas lui demander si tout qu’avait bien pu lui raconter son père était vrai. Il voulait éviter de se retrouver face à d’autres vérités, il ne voulait pas en entendre davantage. En réalité, il ne voulait plus rien à voir avec cette famille. Pourtant, il avait des devoirs. Il était à la tête de cette lignée dorénavant. Il avait le choix, de tout reconstruire ou de tout détruire. Il prit le choix de continuer, de se battre, de se relever, car c’est ce que font les véritables soldats. Mais au fond, était-il vraiment fait pour être militaire ? Il n’en était plus tout à fait sûr. Il avait envoyé quelques lettres, à Raol, Samaël, Basmath... Dans celles-ci, on ne pouvait pas déchiffrer ses sentiments. C’était comme si elles étaient rédigées par une tout autre personne. Il souriait parfois, face aux mots qu’il écrivait. Un sourire de mépris pour lui-même. Il détestait devoir mentir de la sorte. Mais il s’était promis de tout dire lorsqu’il rentrerait. D’avouer la vérité. De changer. De ne pas être comme son père.

Le mois s’écoula. Il retourna à Yggdrasil, comme cela était prévu. Il devait faire vite, car on avait toujours besoin de lui, là-bas. Sa demeure lui sembla bien vide, nettoyer de tous ses excès, le portrait de famille remplacé par un tableau quelconque. De Caldis il n’avait ramener que des babioles, des plantes, des pierres... Des choses à offrir à ceux qui comptent vraiment. Il avait essayé de revoir Raol dès lors qu’il était revenu, mais il avait beaucoup de travail à rattraper pour peu de temps libre. La fraîcheur de cette citée ne l’avait pas surpris. Son cœur était lui-même glacial, malgré les températures clémentes de son pays. Il avait été traîné, déchiré, percuté et perdu dans les dunes de sable de Caldissia. Ses mauvaises habitudes ne s’estompèrent pas, car pour s’endormir il se contenta de boire ces liqueurs amères, sans penser au lendemain. Il s’enfonça dans son lit, se remémorant ce mois dernier. Mais les larmes ne voulaient plus couler. C’était à peine s’il pensait. A peine s’il respirait. Il savait qu'il rêverait de lui, chaque nuit. Et peut-être qu'il espérera ne plus se réveiller. Il ne lui restait plus que des ruines d'eux.

Il était seul et vide. Son père avait gagné et peut-être même qu’il avait eu raison, sur tout.
kyro. 017 ldd