A chaque pleine lune, c'était pareil. Un combat qui dure depuis des années, une seule fois par mois. Bête sauvage qui assaille son environnement et qui doit trouver en l'être blafard un soutien qui l'arrêtera dans sa folie nocturne. Un ballet qu'ils répètent mensuellement en suivant la forme de cet astre, roi de la nuit, qui trône sur ce plafond étoilé sans se soucier de ce qu'elle provoque chez les mortels ici bas. Un beau rôle que ses victimes n'ont pas le loisir de posséder, même les plus expérimentés d'entre eux. Ce sont les pairs qui trinquent à la santé des effets néfastes de ces rayons blanchâtres et qui doivent endurer le sortilège jusqu'à l'aube, où le soleil viendra prendre sa place. Mais cette planète chaude, qui fait le bonheur des uns, fait le calvaire des autres. Celui de Noah et de tous ceux qui ne peuvent se montrer sous une météo diurne qui pourtant ravit la majorité d'entre eux. C'est une course contre la montre qui se joue alors que le vampire poursuit le grand loup devenu méchant et inconscient l'espace de quelques heures. Dans cette forêt où les proies dorment et se cachent au passage de ce féroce canidé, le silence n'est perturbé que par les respirations de la chauve-souris et du loup-garou.
Celui-ci lance sur le chiroptère un regard assassin. Il en faudra plus pour effrayer le plus petit des deux, qui fait barrage au loup pour le dissuader d'aller plus loin. Mais le loup n'en a que faire ; il se jette sur le rongeur volant et plonge ses crocs dans une de ses ailes avant de le plaquer au sol. La chauve-souris reprend forme humaine, balançant un de ses poings au museau du monstre qui valse contre les arbres. Furieux, le loup contre-attaque. Les griffes et les canines partent. Le combat fait à nouveau rage et chacun des opposants gagne sur lui des morsures et des griffures dans des gestes d'une rare violence entre eux. Les grognements du canidé résonnent à travers les arbres. Ils grondent comme le tonnerre et déchirent l'air de la même façon. Noah pousse un cri de combat avant de se jeter à nouveau sur son adversaire. Ensemble, l'un et l'autre roulent sur le sol froid tapissé de feuilles avant de sortir des bois. Leurs corps se séparent, celui du vampire projeté un peu plus loin. Péniblement, il se relève tant bien que mal, titubant lorsqu'il doit se redresser. Ses jambes flagellent. Il finit sur ses genoux. A ses oreilles parviennent des geignements de douleur qui lui font aussitôt tourner la tête vers la bête qui l'opposait. Cette dernière semble souffrir d'un mal inconnu aux premiers abords alors qu'elle se cambre en grognant à quatre pattes. Enfin, son museau se lève vers le ciel pour hurler à la lune qui n'a pas bougé de sa place. L'aspect change. Le loup-garou se transforme. Reprend peu à peu forme humaine. Puis, s'essouffle et tombe sur l'herbe fraîche qui l'accueille avant le véritable lever du jour. La toison céleste s'éclaircit légèrement, signe qu'elle disparaîtra bientôt pour vêtir son plus beau manteau azur. Et comme d'habitude, il ne sera pas là pour le voir.

Les poils lupins s'évaporent derrière la peau claire et les vêtements en tissu de Maëlle. Allongée sur la prairie recouverte de rosées, la jeune soldate gît inconsciente de ce qui vient de se produire. De toute la nuit qu'ils viennent de passer à se poursuivre dans une mêlée violente. En laissant ses blessures se fermer petit à petit, le blond s'approche de sa sœur en posant sur elle un regard inquiet en dépit de l'habitude. Sa main se pose sur son épaule qu'il secoue doucement afin qu'elle émerge de son sommeil.

« Maëlle... Maëlle, c'est fini. Réveille-toi. »

Il recommence jusqu'à ce qu'elle se mette enfin à bouger. Avec beaucoup de lenteur, ses membres s'étirent et elle se frotte les yeux comme si elle sortait juste d'un long sommeil. Ses yeux bleus papillonnent avec faiblesse sous des paupières qui semblent lui peser une tonne. Elle sourit en apercevant son frère. Ses prunelles dévient vers la lune. Sans le montrer, elle comprend alors aussitôt ce qui s'est passé. C'est une de ces fameuses nuits.
Elle dormirait bien encore un peu. Mais ils doivent rentrer, à présent, avant que ne pointent à l'horizon les premiers rayons solaires qui brûleraient l'épiderme de son jumeau. Celui-ci aide la militaire à redresser au moins son dos et qu'elle perçoive mieux son environnement.

« Ça va, j'ai pas fait autant de dégâts que ç-... »

C'était presque avec fierté qu'elle croyait que son état de loup-garou avait moins posé problème que d'ordinaire. Il suffit pourtant de voir l'état dans lequel une petite partie de la forêt se trouve pour qu'elle constate l'ampleur de leur poursuite. Mieux vaut le faire en pleine nature sauvage qu'à l'intérieur des rues de la ville, mais tout de même. Maëlle n'aime pas déranger les créatures environnantes. C'était devenu un rituel pour eux deux, cette 'balade' nocturne. A chaque fois que la brune perd le contrôle lors des nuits de pleine lune, Noah s'assure qu'elle ne provoque pas trop de ravages sur son passage. Certains fois ont plus de succès que d'autres. Inévitablement, aussi, elle finit par blesser son gardien.

« Oh, ton épaule !.. Je suis désolée, Nono... »

Un hoquet de surprise lui a échappé en apercevant la marque de griffure qui traverse l'épaule du blond. Elle sait combien le sang lui est particulièrement précieux puisqu'il doit compter sur celui des autres qu'il ingère et doit garder en lui le plus possible.

« C'est rien, ça. A peine une égratignure. »

Heureusement, les capacités de guérison chez les vampires permettent au cadet de voir sa peau se reformer pour débarrasser bientôt cette dernière de toutes traces impures et arrêter ainsi le sang qui s'était mis à s'enfuir. Maëlle est soulagée. Elle peut arrêter de s'inquiéter pour lui. Ses propres blessures finiront par se soigner d'elle-même et d'ici demain, c'est comme si cette nuit avait été la plus tranquille de toutes, jusqu'à la prochaine pleine lune où ils recommenceront probablement leur sortie fraternelle.

« Allez, on rentre ? »

Le blondinet se remet debout. Il scrute l'horizon pour se tourner vers la cité qui attend leur retour. La brune est prise au dépourvu, comme si elle ne s'attendait pas à ce qu'il souhaite partir tout de suite.

« Quoi ? Déjà ? Mais j'voulais voir le lever de soleil... »

Elle échange un regard avec son frère. Ce dernier la fixe un court instant, comme surprise, avant d'esquisser un petit sourire.

« Je t'attends à la maison, alors. »

Le vampire se détourne de sa sœur. Ce n'était pas ce à quoi elle espérait, mais qu'aurait-elle pu attendre d'autre ? Il ne peut pas rester. Elle le sait. Parfois, il lui arrive d'oublier que son frère n'est pas vraiment comme elle. Qu'ils ne peuvent pas manger ni boire les mêmes choses, et qu'il est éveillé quand elle dort. Pour autant, il y a des moments qu'elle veut partager avec lui, autre que leurs jeux du chat et de la souris.

« Noaaah ! Atteeeends ! »

La jumelle, même si elle a quelques courbatures, tente de se relever.

« Je croyais que tu voulais rester.
- Bah... Bah ouais, mais... Mais je veux pas te laisser tout seul. »

A la manière d'un poulain qui vient de naître, ses jambes flagellent et ne peuvent toutefois la retenir longtemps sur ses deux pieds. Noah revient vers elle pour la soutenir, à la fois inquiet et blasé de son obstination. Il mentirait néanmoins s'il disait que ça ne lui fait pas plaisir, ce genre de phrase, quand bien même il s'entête à clamer le contraire. Il n'a besoin de personne pour lui tenir compagnie. L'isolement lui va bien, de son point de vue. Son aînée ne peut s'empêcher d'abuser un peu de la gentillesse de l'autre, d'ailleurs.

« Tu veux bien me porteeeer ? »

Le blafard la dévisage, interloqué, puis pousse un soupir. Devant les grands yeux doux de la louve, il ne peut que céder. Il voit bien aussi qu'elle n'a plus de force pour que son corps la porte.

« Tu voulais juste ça, en fait. »

Malgré leurs nombreuses disputes auparavant, Noah ne résiste jamais bien longtemps aux caprices de sa sœur. Leur proximité les a fait se crêper souvent le chignon autant qu'ils ont fait aussi ensemble les quatre cent coups. Enfin, surtout elle. Le plus modéré a toujours été le frère, ironiquement. Trop modéré, disait-on même.

« Non... Je voulais vraiment rester avec toi, aussi. »

Avec douceur, il la place sur son dos et la maintient en la soutenant avec ses bras. L'un des avantages d'être un vampire, c'est qu'elle lui semble bien légère en toutes circonstances, avec sa force prodigieuse. Cela valait le coup d'avoir galéré pour apprendre à s'en servir.

« J'ai l'habitude de la solitude, hein. J'aime bien. »

Ils arpentent le chemin inverse pour se diriger vers Yggdrasil où seuls quelques rares personnes se sont réveillés à cette heure-ci. Ils pourront sentir dans les rues encore sombres l'odeur des boulangeries qui les feront saliver tous deux, sans qu'ils ne puissent toutefois en profiter ensemble comme autrefois. L'un et l'autre se sentent souvent nostalgiques de cette époque où leur innocence et leur candeur leur permettaient de ne pas voir les horreurs du monde autour d'eux. Une époque aussi où ils pouvaient jouer sous le soleil sans danger.

« T'es pas obligé de me mentir à moi, tu sais. »

Elle le perçoit. Elle le percevra toujours. Ses sens, pour une fois, n'ont rien à voir. C'est leur lien qui lui permet de le discerner. De savoir quand il ne va pas bien. Quand il n'est pas honnête avec elle. Avec lui-même. Parfois, Noah a besoin d'être seul. C'est un fait. Elle le sait. Mais il s'isole volontairement aussi. Sans doute davantage que ce que ses propres envies lui dictent. Il y a cette honte qu'il garde encore. Ce sentiment qu'il ne devrait pas se rapprocher de personnes qu'il ne pourrait que blesser.

« Je ne mens pas. »

Et c'est pourtant déjà un mensonge.
Les ténèbres citadines ne les effraient ni l'un ni l'autre. La première parce qu'elle est courageuse, voire téméraire, le second car elles sont devenues ses amies. Ils apprécient ce calme qui accompagne leurs pas alors que Noah porte toujours sa sœur sur son dos et que cette dernière somnole d'ailleurs un peu. La maison est plongée dans le silence. Leur père a dû travailler de nuit pour cette fois, au sein d'une fête qui devait durer jusqu'à l'aube. Pas pour déplaire à Noah qui se porte mieux quand il ne le voit pas. Non hostile envers son géniteur, il aura toujours gardé cette rancune à son égard : celle de ne pas l'avoir laissé mourir. Il se garde juste bien de le dire puisqu'il sait que sa sœur en serait triste, et il n'a pas envie de lui faire du mal.
Le blond dépose la louve dans le lit de celle-ci avant d'atteindre sa propre chambre pour s'installer face à la toile qu'il avait commencé la semaine dernière. Paysage d'une pleine lune semblable à celle de ce soir. Le vampire reprend son attirail, peintures, pinceaux et palette, avant de se remettre au travail. Ses toiles ont commencé à gagner un peu de succès dernièrement durant les reventes. Il a même commencé à prendre des commandes, alors qu'il se trouvait jusqu'alors bien difficile pour ça.
Quelques coups de brosses indigo sont passées sur la toile avant qu'il n'entende des pas lents et lourds s'approcher de sa porte. S'il grimace déjà en pensant qu'il s'agit de son père, il se retourne pour constater la silhouette de Maëlle lorsque la porte s'ouvre. A moitié endormie, elle traverse la chambre comme un zombie avant de s'étaler sur le canapé près de la fenêtre.
Interdit, son jumeau l'observe d'abord en clignant des yeux. Puis, il esquisse un sourire doux. Elle s'est vite rendormie, mais elle souhaitait quand même être auprès de lui pour ce soir. L'artiste pose ses ustensiles avant d'aller chercher une couverture qu'il pose sur les épaules de la dormeuse pour la couvrir du froid nocturne. Sur sa peau aux teintes chaudes, la pâleur de la lune rendrait presque son visage aussi blafarde que celle du mort-vivant. Noah s'est souvent dit qu'ils se ressemblaient un peu moins, depuis que son épiderme avait perdu de ses couleurs ; une constatation qui l'avait sans doute rendu plus triste qu'il ne le pensait. Mais ça ne change rien, au fond, pour eux. Ils restent frère et sœur, peu importe leurs espèces. Il continuera malgré tout de veiller sur ses nuits quand, elle, veillera sur ses jours.

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Merci Coba pour cette merveille <3