Les montagnes Altissiennes se dessinent progressivement à l’horizon. Avec elles, des odeurs familières envahissent mes sens olfactifs qui retrouvent la nostalgie propre à l’endroit où me dirigent les chevaux. Altissia me manquait. Je me suis dit que j'essayerai d'y retourner au moins deux fois par an quand je serai sur Yggdrasil, mais il s'est passé tant de choses en si peu de temps que je n'ai pas trouvé celui qu'il me fallait pour partir. Il n'y a toutefois rien à regretter ; mes responsabilités en tant que Général accompagnent un certain honneur qu'il me plaît à porter, quand je sens sur moi les regards des jeunes militaires m'observant avec envie. J'ai toujours trouvé qu'il n'y avait pas assez de neige autour de l'arbre, alors je suis content d'apercevoir la poudreuse recouvrir ces paysages de mon enfance. J'aime ma vie à la cité. Mais j'ai l'impression qu'il n'y a aucune pression en Altissia, maintenant que j'en suis parti et que j'ai une nouvelle vie à Yggdrasil. Il faut dire aussi que je suis accueilli différemment, depuis quelques temps. La nouvelle de ma promotion a dû se répandre parmi les endroits où j'avais mes habitudes. Même si j'y ai habité un certain temps, cela me fait étrange de revenir par les environs d'Altis où il y avait ma maison. Où il y a toujours, d'ailleurs, même si je la prête à d'autres quand je ne suis pas là. Je dois avouer, pourtant, que c'est agréable, d'apercevoir des sourires portés sur soi quand on traverse la rue, au lieu de mépris mal dissimulé.

C'est à un endroit plus que familier où je pose les pieds en premier après avoir présenté à Smaug ce qui sera notre demeure pendant les mois que nous passerons ici. D'ailleurs, mon chien est tout content de pouvoir admirer la neige pour la première fois. Il remue la queue et n'hésite pas à sauter dedans afin de jouer avec. Un sourire attendri orne mon visage alors que nous nous dirigeons vers l'orphelinat qui m'a vu grandir. Un des endroits où je revenais assez souvent pour pouvoir dire bonjour à Sœur Constance et Père Blaise qui me connaissent depuis bébé. La dette que j'ai envers eux est grande, car ils ne m'ont jamais abandonné, même si je ne pouvais pas les traiter comme des parents, attendant qu'une famille veuille bien de moi en oubliant mes origines. C'est au moins sans regret que j'ai rejoint l'armée à quatorze ans pour entrer dans le monde des grands et commencer mon apprentissage de guerrier. Cela m'a permis de tisser d'autres liens, de voir d'autres choses, et de ne pas penser à la solitude. Il n'y avait bien que Windie pour me tenir compagnie. Avec un pincement au cœur, c'est la rancune et la peine qui m'envahissent chaque fois que je pense à celle qui s'était faite passer pour ma chienne de compagnie pendant trente ans. C'est vrai qu'elle a toujours été à mes côtés, mais je continue à penser qu'elle a été trop loin avec ses mensonges. Peu importe. J'ai un véritable chien, maintenant. Et... Je suis moins seul.

« C'est Samaël ! Venez voir ! Samaël est rentré ! »

Une voix d'enfant me parvient alors que je m'approche de l'établissement que j'aide un peu financièrement chaque mois. Moonie, une petite blonde de sept ans, jouait dans le jardin enneigé et est donc la première à me voir après avoir crié mon nom afin que tous sachent que je suis là. L'enfant vient jusqu'à moi pour que je la prenne dans les bras et que je l'enlace. Faible que je suis, je ne peux résister à son envie et la laisser serrer son petit corps contre le mien pendant que je continue de m'avancer vers l'entrée de l'établissement pendant que d'autres enfants sortent pour venir me saluer, visiblement excité de me voir.

« Samaël est là !
- Sam ! Sam ! T'as vu comme j'ai grandi ? Je fais presque ta taille !
- C'est vrai que t'es Général ?
- Pourquoi tu viens plus nous voir ?
- C'est comment, Yggdrasil ?
- Moi j'veux que tu parles des gens tatoués ! »


Ces enfants ressemblent à s'y méprendre à ceux qu'il croisait dans les Quartiers Eossiens. A la différence que dans les yeux de ces gamins c'est une lueur d'émerveillement qui les saisit et non pas de peur. Ils ignorent tout de ce qui se passe avec les Eossiens à la cité ; ils ne voient qu'un seul côté, celui des Altissiens fiers et vaillants que l'on nous inculpe dès le plus jeune âge. Je sais que beaucoup rêvent de voir Yggdrasil depuis que nous nous y sommes installés, mais ils ne savent pas les événements chaotiques qui s'y sont déroulés, du moins, pas en détails, je m'en doute. Ce n'est pas mon rôle de leur en parler. Ou du moins, je voudrais plutôt leur dire les choses positives que notre venue a provoqué, même si elles demeurent minces, au final. Je voudrais leur parler des natifs et leur dire ce qu'ils possèdent de surprenant, dans le bon sens du terme, afin qu'ils ne les voient pas comme des ennemis ou des personnes étranges mais simplement des gens comme nous avec d'autres coutumes qui valent la peine d'être connues.
C'est Constance qui m'accueille ensuite quand je me trouve sur le pas de l'entrée et qu'elle m'invite à pénétrer dans l'orphelinat.

« Bonjour, Constance.
Samaël ! Quel plaisir de te voir ! Viens, entre, ne reste pas dans le froid, je vais te préparer un chocolat chaud. Allez, les poussins, on laisse le Général un peu tranquille ! J'ai hâte que tu me racontes tout ce qui est arrivé à Yggdrasil... »






J'omets bien sûr quelques détails mais je parle à Blaise et Constance, dans un bref résumé, tout ce qui s'est passé dans ma vie au sein de la cité légendaire. Mon récit se porte toutefois avec une perspective assez générale afin de ne pas trop que ça soit centré sur moi mais aussi pour leur rapporter les nouvelles qui ne leur sont pas encore parvenues. J'évoque les différents quartiers, les circonstances plus précises de la mort des souverain, les natifs, ma promotion, des nouvelles de Faust, et d'autres anecdotes que j'ai vécu.

« Quand nous avons appris que tu étais Général, nous avons sauté de joie ! Nous sommes si fiers de toi, tu sais. »

Ils m'écoutent avec attention, font parfois des commentaires, posent des questions, se montrent curieux et intrigués par ma narration. Mais conservent toutefois une certaine distance, comme si je leur racontais un conte imaginaire. C'était évident qu'ils ne comprendraient pas ou auraient en tout cas du mal à se figurer ce que je leur rapporte. Je suis pourtant flatté de l'attention positive que je reçois et me surprends à rougir un peu de leurs compliments et de la sincérité que j'entends de leur part. Constance, surtout, a toujours fait en sorte que je m'intègre mais je n'ai jamais pu ignorer qu'il y avait quand même quelque chose de différent autour de moi quand j'étais le sujet des discussions. Malgré sa bonne volonté, il était évident que Constance et Blaise, au fond d'eux, savaient que je ne serai jamais adopté. Mais cela n'a plus d'importance, désormais. Je suis fier de ce que j'ai accompli et du point que j'ai réussi à atteindre.

« Quand même, avec les natifs, j'espère que tu restes prudent... On ne sait jamais ce qui peut se passer. »

Je bois une gorgée de ma boisson chaude en portant cependant un regard au Père Blaise, surpris de sa réaction quand j'évoque plus en détails les Eossiens.

« Oh... Ils ne sont pas... méchants, vous savez. Ce sont des êtres comme nous, en fin de compte. Il y en a même qui sont... plutôt gentils. »

Malgré moi, je souris très légèrement, mes pensées vagabondant vers certains souvenirs avec un certain moine de ma connaissance. Empli de préjugés à leur encontre au début, c'est grâce à lui que j'ai appris à en avoir moins. Et que j'ai appris des choses sur moi-même, aussi.

« Mais toutes ces attaques, quelle horreur ! J'ai eu si peur pour vous... »

Ceux qui furent mes tuteurs autrefois n'en démordent pas. Sans savoir pourquoi, il y a quelque chose qui m'amuse dans leur panique, comme si je les trouvais ridicule ; pas à cause de la peur en soit, mais parce que je n'ai pas senti que nous étions vraiment menacés par les Eossiens même à ce moment-là, à vrai dire. J'étais surtout inquiet ce soir-là par l'état d'Alyss qui était vraiment critique. Et, par la suite, l'état même d'un des Eclaireurs dont je me suis préoccupé. C'est pour ça que je tente de calmer un peu les frayeurs de mes interlocuteurs.

« Attaques, attaques... Il y a eu euh... Le centre de commandement, c'est vrai, mais rien de-...
- Oui, moi non plus je ne comprends pas. Ils devraient être plutôt reconnaissants envers les Altissiens, on leur a quand même apporté la civilisation. »

Hein ?..
Ah bon ? La civilisation ? C'est nouveau, ça. Cette phrase me pique au vif, comme si elle me gênait. Ou plutôt franchement : elle me gêne. On peut penser bien des choses des Eossiens en soit, surtout quand on ne les connaît pas, mais dire que nous leur avons apporté ça... C'est complètement faux. Je me montre peut-être un peu trop sérieux et sec quand je contredis ce qui leur paraît être une information sûre.

« Au contraire, ils sont très cultivés, contrairement à ce qu'on pensait. »

Je ne peux pas dire que j'ai été de ceux qui ont tout de suite respecter les Eossiens, mais il suffit de leur parler un peu et de faire plus ample connaissance pour voir qu'ils ne sont pas plus bêtes que d'autres et qu'ils avaient au contraire des technologies qui surpassaient certaines des nôtres. Puis... Je trouve que Shimomura -pour ne citer que lui- sait beaucoup de choses et est très intelligent ; bien plus que moi.

« Mieux vaut se méfier. Je ne pense pas que l'on puisse leur faire confiance. Après tout, on ne sait toujours pas qui a tué Adélaïde... »

Cela ne suffit pas à mes aînés pour les convaincre, cela dit. Je me retiens de grimacer à la dernière remarque, sentant en moi un pincement au cœur qui m'est désagréable. Comme si on m'avait vexé personnellement, je m'apprête à répliquer pour défendre les natifs quand une voix enfantine retentit à travers les pièces de l'orphelinat et se rapproche de nous.

« Yataaaaa ! J'vais t'avoir, sale Eossien ! »

Surpris, je me retourne pour voir Moonie avec une épée en bois qui poursuit Ludo, un autre môme d'à peu près son âge. Les deux rigolent en se tapant innocemment dessus avec des armes factices dans des jeux enfantins dénués de violence car ils font en plus attention à ne pas se blesser réellement.
Et pourtant la vision suffit faire apparaître dans mon ventre une boule qui me ramène des mois en arrière. Des images traversent ma mémoire. Me font voyager à une époque où j'étais parmi ceux qui ne voyaient pas chez les natifs des personnes à notre niveau. J'étais... bien plus méprisant. Je me rappelle sans mal la violence qui a surgi face à l'exécution d'Erys, déjà, puis par la suite au fameux soir de l'incendie où tout a dérapé. Plus lointain encore, les scènes de bataille contre les Caldissiens me reviennent vivement à l'esprit, comme si je les avais vécues hier. Les corps qui s'accumulent à mes pieds, l'odeur du sang qui m'entoure comme si je me baignais dans une mer écarlate, les cris de mes camarades qui se muent en des silences annonciatrices de leurs morts... Et puis l'après, aussi. Les cimetières qui se remplissent, les tombes sans nom où les cadavres ne sont pas retrouvés ou alors trop difformes pour être identifiés, les collègues qui doivent faire passer la nouvelle aux familles des défunts pour qu'elles puissent les pleurer...

« Ça suffit ! »

Ces guerres, que ce soit contre les Caldissiens ou les Eossiens -même si nous ne parlons pas de guerre pour eux- a fait un nombre trop important de victimes que j'ai tenté le plus possible d'ignorer. Mais c'est loin d'être simple quand tu es spectateur de champs de bataille sanglants et meurtriers. Et j'ai comme une réminiscence des horreurs dont j'ai été témoin rien qu'en observant une simple imitation faite par des jeunes qui ne se rendent pas compte que la réalité des faits est bien différente.
Alors, certes, je me suis peut-être levé un peu trop brusquement. Constance et Blaise me regardent tous deux d'un air stupéfait alors que les enfants se sont aussitôt arrêtés pour me scruter à leur tour, choqués et apeurés de mon ton qui s'est fait sans doute trop vif.
M'en rendant compte, je tente de calmer l'ardeur et la douleur qui se sont manifestées en moi afin de ne pas effrayer davantage ces gamins qui sont probablement confus par mon intervention. Plus posément, je m'accroupis pour atteindre leur niveau avant de prendre en douceur l'épée que Moonie tenait entre ses mains. Je vois en ce jouet toutes les lames que j'ai pu tenir par le passé et qui ont arraché tant de vies que j'ai cessé de les compter, avec pour seul motif la protection de ma patrie. Un soupir lourd m'échappe, mais moi seul dans cette pièce peut le comprendre.

« La guerre... n'est pas un jeu. »

J'esquisse à la petite fille un petit sourire triste avant de lui rendre son épée et de me relever. Mais son regard incompréhensif ne me quitte pas, comme si elle attendait des explications. Je ne pourrais pas lui en donner. Elle n'a pas l'âge d'avoir conscience de tout ça, et puisque nous sommes dans une ère de paix, elle a le droit de conserver encore un peu de cette innocence. Je ne veux juste pas que elle ou d'autres considèrent les Eossiens comme des menaces simplement parce qu'ils répètent les propos bizarres des adultes qui les entourent et qui se trouvent pourtant bien loin de la réalité.
Lorsque je quitte l'orphelinat, je remercie Constance et Blaise pour leur accueil mais quelque chose a changé par rapport à la dernière fois où j'en suis parti. Je suppose que personne à Altissia, finalement, ne peut comprendre ce que j'ai traversé durant cette dernière année à Yggdrasil. Ce n'est guère surprenant, mais j'en garde une drôle de sensation dans la poitrine ; comme une lourdeur. Quelque chose qui pèse. La solitude qui, finalement, revient.
Lorsque je rentre à la maison, même les câlins de Smaug n'arrivent pas à faire partir ce creux en moi. Je me rends que je n'ai personne ici à qui partager mon expérience. Sur le moment, quand je ressens ce besoin de parler à quelqu'un, je pose mon regard sur le papier à lettre de mon bureau. Je sais.
Je sais à qui je pourrais me confier.

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Spoiler :

Natsu et Sam by Coba <3