End of an Era I
/!/ CW : maltraitance/emprise sur mineur dans la seconde partie de l'OS (c'est la partie entre les "***" si vous ne voulez pas la lire)/!/

Il y a 3 ans

Ce soir, je suis descendu aux caves de l’abbaye Nagel, initialement pour me retrouver seul. Je veux juste lire un peu, éclairé par des bougies, comme je le fais souvent, pour terminer la soirée d’avant d’aller dormir. Siegfried n’est pas encore rentré et les repas sans lui n’ont pas la même saveur. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’abbaye de mon père, qu’il soit présent ou non, me rassure plus que le monastère Edenweiss. Alma sait, bien entendu, où je me trouve ce soir. Mais les murs de la cave ne m’oppressent pas comme ceux de la demeure familiale. Ils n’évoquent pas autant de souvenirs désagréables. A vrai dire, ils n’évoquent aucun souvenir. Ils me permettent juste de vider ma tête. De ne penser à rien, pour une fois. C’est apaisant.

Je ne bouge qu’à peine lorsque le pas familier de mon père résonne dans les marches de pierre et se rapprochent. Sa présence ne me dérange nullement habituellement mais… ce soir, le contexte est particulier. Je sais qu’il est tout sourire en entrant dans la cave à bière. Qu’il a certainement envie de me féliciter pour ma récente nomination en tant que Cardinal. Je n’ai pas très envie de festoyer pour une bête formalité.

« Pourquoi te caches-tu encore dans cette cave, comme quand tu étais adolescent ? »

Amusé, Siegfried me fait signe de me servir en bière et de monter dans les cuisines avec lui. Sans rien dire, j’essaie de m’imaginer, plus jeune, à faire l’école buissonnière pour aller picoler. Cela ne m’évoque rien et ça ne me ressemble pas vraiment. Mais, de toute façon, je n’ai aucun souvenir de mon adolescence. Alors, peu importe.

Il constate rapidement que je ne réagis pas à ses paroles et s’arrête de déambuler dans la cave. Je lui en suis reconnaissant. Il finit par s’asseoir à mes côtés en silence. Après un moment, je ferme mon livre et observe en coin mon paternel. J’ai envie de parler avec lui mais ne sais comment m’y prendre. Fort heureusement, Siegfried est meilleur que moi pour ça.

« Tu m’as l’air bien pensif, Moumou. »

Cela me semble évident. J’hausse les épaules sans rien dire. Cette journée a été bizarre.

« Tu n’avais pas envie de célébrer ta nomination.. ? Martin ne serait-il pas heureux que vous fêtiez ça ensemble ? »

Avec ou sans Martin, je ne vois pas bien avec qui je célébrerais ça. Mais, il est vrai que si Martin et moi étions encore ensemble, peut-être que nous aurions marqué l’occasion. Malgré tout ce qui s’est passé, Martin était là, dans ce genre de moments. J’aimais bien festoyer aussi pour ses succès. Cela faisait partie d’une routine. Il est vrai que cela laisse un vide. D’autant plus que sans lui, je n’ai plus vraiment de vie sociale. Enfin, ce n’est pas comme si je m’arrangeais pour en avoir une, ou que j’avais envie de faire ce genre d’effort.

« On ne se parle plus, avec Martin, tu le sais bien. »

Siegfried semble surpris. Il sait, pourtant, que nous avons divorcé, que Martin est parti le premier et que tout ça ne s’est pas exactement fait en bons termes.

« Oh… non, je ne le savais pas—vous-- vous êtes encore disputés ? »

« Disputer » n’est pas vraiment le bon terme.

« Non. »

J’hausse les épaules.

« Alors-- »
« N’en parlons pas. »


Je coupe court à cette partie du dialogue, balayant avec quelques mots les questions que le plus âgé pourrait avoir à ce sujet. Je devrais sans doute me sentir plus coupable, être honnête avec mon père sur ce qui s’est réellement passé. Le mal est fait. Puis… Siegfried sait très bien quel genre de personne je suis. Il met ses œillères quand cela me concerne. Je me demande souvent jusqu’à quand il fera de même. Je ne sais pas vraiment comment je réagirais, s’il commençait à me mettre face à ce que j’ai fait. Toutes ces choses qui ne me font ni chaud ni froid quand je les examine. Alors que cela devrait me faire quelque chose. Au moins me faire me sentir mal. Est-ce que si Siegfried me laissait, lui aussi, en me criant mes quatre vérités… est-ce que je réagirais ? Je n’en sais honnêtement rien. La perspective de voir mon père disparaître de la vie, cependant, me met mal à l’aise.

Siegfried m’a toujours incité à regarder les choses autrement. Probablement car j’y étais forcé pour communiquer avec lui. Pour garder un contact. Cela m’a toujours paru difficile. Cela demandait de penser à l’encontre de ce qu’Alma m’a toujours enseigné. Siegfried a toujours dit que j’avais droit au bonheur. Que j’avais le droit de trouver ce qui me rendrait heureux. Mais est-ce qu’être heureux est une fin en elle-même ? Je n’ai jamais vraiment compris ce qu’il entendait par là. Ou peut-être bien que je ne voulais pas comprendre. Cela me semble tout bonnement absurde, inutile. Mais, le fait que Siegfried y tiennent tant… me fait penser que, sans doute, ce chemin ne m’était peut-être pas inatteignable. Qu’il y avait sans doute autre chose, quelque part, pour moi.

Mais, tout ça, je ne l’ai jamais réalisé à temps.

Que ce soit vis-à-vis de mon absence d’honnêteté au sujet de ma relation avec Martin, de ce que j’ai fait à mes enfants ou de ma récente nomination… la culpabilité m’envahit, tandis que Siegfried soupire. Ses yeux me scrutent avec tristesse et pitié… mais j’y décèle également de l’empathie. Je détourne le regard et j’échappe quelques mots, comme pour noyer le poisson.

« C’est toi qui aurais dû être nommé Cardinal. »

Ce n’est pas seulement une diversion. Je le pense. Mon père écarquille les yeux de surprise.

« Mais enfin, qu’est-ce que tu.. »


Il penche la tête sur le côté sans dissimuler sa confusion.

« L’intégralité du conseil s’est prononcée en ta faveur ! Tes recherches sont brillantes, tes résultats sont impressionnants et ton travail-- »

Oui, oui, évidemment. Ça n’a jamais été le travail et la recherche, mon problème. Il y a quelques domaines où je suis extrêmement bon, ils en font partie et les membres du conseil le savent. La renommée familiale aide également beaucoup, évidemment.

« Oui. Je sais. »
« Quel est le problème alors… ? »


Je ne suis pas bon à grand-chose à part pour mon travail. Ce n’est pas un secret. Faire partie du clergé ne consiste malheureusement pas à simplement étudier toute sa vie. Certaines parties du travail ne m’ont jamais reussi.

« Je n’ai pas le sens des gens. »

Nous faisons un métier qui demande d’avoir envie d’aider des personnes. Evidemment, faire semblant suffit, tant que le résultat est là. J’ai l’habitude de me forcer. Mais je sais que Siegfried est meilleur à ça. Que pour cette raison, à son âge, avec son expérience et sa renommée de soigneur et d’apothicaire… il devrait avoir cette place avant moi.

« Tu es bien plus doué pour ça. Tu as à cœur le social. Tu as… quelque chose, pour t’occuper des autres. »

Je pense souvent au fait que mon père se laisse marcher sur les pieds par les autres et qu’il est trop gentil. Mais c’est aussi pour ça qu’il est aussi apprécié. Qu’il arrive à résoudre des problèmes. Que les gens parlent de lui comme d’une personne qui leur a sauvé la vie ou les a grandement aidés.

« Et je sais bien qu’un poste de cette envergure t’as toujours intéressé. Mais que tu n’as jamais pu y accéder. Tu sais très bien sur quels critères ils font leur tri. »

Ils veulent quelqu’un de la noblesse qui a été pistonné par sa famille de religieux. Probablement pour ça que Parsifal s’est toujours opposé à un mariage entre Alma et Siegfried. Ce qui fait sens. Je ne crois pas que les deux soient spécialement liés par quelque sentiments amoureux non plus (peu importe, de toute manière, ce n’est pas moi qui pourrait comprendre ou juger). Les roturiers passent toujours au second plan. Ne nous leurrons pas, je n’ai pas développé des inclinaisons socialistes d’un coup. Je me foutrais totalement de cette histoire de tri si le roturier en question n’était pas Siegfried. Evidemment, lui, il sourit pour camoufler son désarroi et hausse les épaules.

« Moumou… je me fiche de rester moine toute ma vie… »

Vraiment ? Je ne pense pas que cela le dérange, mais cela m’étonnerait qu’il n’en soit pas un peu frustré, à force. Mais je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Pas aujourd’hui qu’il commencerait.

« A la fin de la journée… si le conseil avait eu du mal à trancher entre nous deux, je me serais immédiatement désisté. »

Il m’énerve, à toujours faire passer les autres avant lui-même. Ce qui m’agace encore plus, c’est que le voir agir ainsi me culpabilise. Pas que ce soit son but. Mais cela me rappelle à mes propres manquements. Aux actions que j’exécute par lâcheté et la frustration qui s’en suit. Le courage ne paye pas, je le vois bien quand je discute avec mon père. En réponse, je ne peux que pointer l’absurdité de ses décisions. Car je n’ai pas envie de comprendre l’origine de ses agissements.

« Mais… c’est stupide. »

Je serre les dents, émet bref soupir de dédain. Quel imbécile.

« Je suis encore jeune, j’aurais eu d’autres occasions…! »

Mon tour viendra de toute manière. Ce ne sont que des formalités et ce n’est certainement pas mon mérite ou une performance particulière qui a justifié ma nomination en premier lieu. Lui, en revanche, n’aura jamais les mêmes opportunités.

« Probablement, oui. »

Il s’en rend compte, en plus. Je plisse les yeux, sans savoir quoi répondre. Je le scrute, les mains crispées sur mon ouvrage. J’ai envie de le traiter d’abruti. Personne ne l’oblige à agir comme ça pour moi, même si je suis le seul enfant qui lui reste. Je n’ai pas besoin de lui--- c’est ce que j’aimerais croire.

En me voyant ruminer, l’expression de Siegfried change. Il soupire, ses yeux scrutent le vide. Son front se ride de tristesse.

« C’est que… je n’en ai plus pour longtemps, tu sais. »

Il me faut quelques longues secondes pour recevoir et digérer l’information. Je sais que sa santé se dégrade lentement, depuis déjà plusieurs années. Il est vrai qu’il a maigri, ces derniers mois. Son visage est également de plus en plus pâle. Malgré tout ça, je ne m’attendais pas à ce que son état s’aggrave de plus en plus rapidement.

« …C’est encore ton cœur qui… ? »

Il hoche la tête d’un air mélancolique. Je dévie le regard du visage de Siegfried, regarde le vide sans savoir quoi dire. Je recherche une piste, un nom, une idée d’un chercheur spécialiste dans le domaine qui pourrait avoir une idée miraculeuse pour sauver mon paternel. J’arrête le cours de ma pensée lorsque Siegfried pose une main apaisante sur mon avant-bras. Il est bien le seul à pouvoir me toucher de cette manière sans avoir à demander. A son air serein, je comprends rapidement qu’il n’a pas envie de trouver un moyen d’échapper à la mort. Il a accepté son sort. Et ce constat génère une douleur innommable dans le creux de mon estomac.

Il faut savoir que… je passe énormément de temps à prétendre que j'attends la mort avec impatience. Combien de fois me suis-je retrouvé très proche de ma fin, pour au final la fuir. Car il y avait toujours une bonne excuse. Quand j’y pense, toutes les fois où j’ai prétendu ne vivre que pour mourir s’est suivi d’une preuve supplémentaire de ma lâcheté. L’idée de la mort me fascine et m’attire. Mais pas autant qu’elle me terrifie. Je ne veux pas mourir et la vérité, c’est que je ferais sans doute tout pour repousser l’instant où mon sort viendra. Chercher, chercher et encore chercher pour ne jamais me retrouver face à la terreur du néant. Face au jugement terminal d’Oros Tout Puissant.

Siegfried va mourir et je refuse ce constat. J’effleure l’idée d’aller contre son souhait et de trouver un moyen d’allonger sa présence à mes côtés. J’ai même le temps de penser aux arcanes taboues dont je n’ai absolument pas toutes les clés mais que je serais capable d’apprendre pour lui. Faire de Siegfried une invocation ou un nécromate, à l’encontre de tout ce qu’on m’a appris à penser des morts-vivants et des arcanes taboues. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’à ce moment, là, j’ai réalisé que, pour Siegfried, j’étais prêt à tout. Même à changer et à détruire tout ce que qui m’a guidé jusque-là pour repartir à neuf.

Mais…

« Tu t’y feras. »

Je m’y ferais. Je devrais faire sans lui. Il était déjà trop tard pour comprendre ce que Siegfried a toujours essayé de m’apprendre. Le courage, la générosité, la spontanéité et… enfin. Je ne vais pas commencer à me morfondre. Ce n’est pas la faute à pas de chance, c’est que je n’ai jamais voulu comprendre avant d’être mis face à la réalité la plus implacable, la plus basique : vivre c’est mourir un jour.

« J’ai foi en toi, tu sais. J’ai toujours eu foi en toi. »

Lui, il pensait vraiment que sans lui, j’allais persévérer. Il croyait réellement en moi. Car après tant d’années, je l’aurais certainement déçu a bien des reprises. S’il ne m’aimait pas et n’avait pas foi en moi, il m’aurait laissé dans mon impasse depuis longtemps.

« Savoir écouter et aider les gens… tu apprendras. »

Sa main est restée tendue jusqu’à la fin. Elle était juste devant moi et je n’ai jamais eu le cran de la saisir. Et c’est bien stupide de chouiner sur mon sort maintenant que le mal est fait. Je n’ai rien à dire sur ma lâcheté ou d’excuses pour celle-ci. Des explications, oui, pleins. Mais elles sont absurdes et stupides.

« Je ne pourrais pas vivre ça mais… je sais que tu feras un très bon Cardinal, Helmut-Isaak. »

Comme Siegfried était naïf et avait tort. Comment pouvait-il être aussi crédule à mon sujet ?! Me souvenir de lui, si candide, se voilant encore et toujours la face en ce qui me concerne, m’a toujours frustré.

Il est mort quelques semaines plus tard.
Malgré tous nos différents et tous mes mauvais côtés qu’il ignorait… il avait tant à m’apprendre.

***


Le jour du Réveil du Gardien
A quelques centaines de mètres, la place du centre de commandement est encore en feu. Le jour se lève et il me semble que les bruits de lutte et les cris se sont atténués. Le dragon est parti. Des séminaristes qui sont venus s’abriter au monastère ont parlé de formes boueuses, de pourritures qui ont envahi les rues et ont disparu au premier rayon de soleil. Mes camarades étaient terrifiés et j’ai donc décidé de rester au monastère, pour accueillir les personnes qui avaient besoin d’un abri. Nous sommes restés en sécurité, malgré l’anxiété palpable. Après de longues heures dominées par la peur et l’incertitude, la ville en guerre s’est calmée. Les gens ont commencé à retrouver leurs proches, à partir retrouver leurs demeures… même si certains n’en ont malheureusement plus. C’est suite aux incitations de mes supérieurs que j’ai accepté d’aller me reposer. Astro et Al m’ont accompagnée tout du long et sont également pressées de dormir un peu.

Sans surprise, Père n’est toujours pas à la maison. Je regarde au loin le ciel coloré par les fumées et les flammes. Je pense à Alex, pour une millième fois depuis le début de tout ce chaos. J’espère qu’il n’a pas fait de folies. J’espère qu’il…

Mes yeux me font mal et les larmes coulent toute seules. Je pleure pour me délester des angoisses accumulées, après des heures à prendre sur moi. Mes pleurs ont toujours été mécaniques et j’aimerais qu’ils ne le soient pas. J’aimerais pleurer car je suis réellement bouleversée. Pleurer de joie, parfois. Non. Tout ce que font ces sanglots, c’est de me vider comme une cruche trop pleine avant de laisser place au vide. Astro couine et pose sa tête sur mes cuisses, ses yeux vairons me fixent dans l’espoir que je me calme.

Je m’allonge sur le parquet du séjour où des montagnes de manuscrits et de livres s’empilent. Ça sent le vieux papier. Le café. Ça sent Astro et Al. Ça sent le bois, la poussière, les reste de feu dans la cheminée. C’est silencieux, entre ces grands murs surmontés d’arches sculptées. Je regarde le plafond et les poutres. Je ferme les yeux et renifle un peu. La solitude m’étouffe. Elle est intenable, ce matin. Mais je dois la supporter. Malgré tout, j’espère très fort qu’il ne rentrera pas aujourd’hui. Comme chaque jour, j’espère qu’il ne rentrera jamais. Qu’il—

Astro et Al se redressent soudainement. Elles couinent, aboient, remuent la queue en se dirigeant vers la porte d’entrée. J’essuie mes larmes et me lève en grognant. Il est là et il est hors de question que je me montre devant lui avec le moindre signe de faiblesse. J’ouvre la bouche pour saluer le Cardinal par pure habitude, mais suis immédiatement interpellée par sa lenteur, par sa silhouette exténuée tandis qu’il se dirige, boitant, vers un fauteuil.

« Père… ? »

Une ombre imposante qui ère dans une demeure en désordre. Une ombre au centre de laquelle ne brillent que deux iris bleus inexpressifs. Pourquoi ses yeux luisent-ils encore alors qu’il n’utilise pas sa magie ? Son visage est blême, maculé de sang séché, tout comme une partie de ses robes.

« …Qu’est-ce que… vous êtes blessé ? »

Il me fixe avec lassitude. Je frémis. C’est une question stupide. Je sais très bien qu’il a fait usage de sa magie d’une manière excessive. Encore une fois.

« Vous avez… vous avez recommencé, hein ? »

Il n’apprendra jamais. Il va finir par se tuer, un jour. Je ne lui fais pas remarquer. Il me répondrait surement, avec une de ses grimaces les plus cyniques, quelque chose comme « ce serait si grave que ça, si je meure ? ». Il sait comme moi que sa personne ne sera pas regrettée. Que son départ ne fera pas de vagues. Soulagerait plus qu’autre chose.

Je le hais.

S’il tient tant que ça à mourir, à être à ce point pathétique jusqu’à la fin de ses jours… pourquoi ne fait-il pas quelque chose de réellement utile ? Pourquoi ne détruit-il pas cette famille, ces religieux eugénistes qui ont plongé notre famille -lui-compris- dans un cycle sans fin de violence, de haine et de tristesse ? Bien sûr que non. Il ne ferait jamais ça. Jamais il n’essaierait de bouger pour changer quoique ce soit à sa situation malgré tout avantageuse.

Pathétique personnage. Créature écœurante qui a pourtant une détermination suffisante pour ramper, tenir son poste et ses responsabilités… tout ça pour emmerder tout le monde et combler son vide intérieur avec des connaissances inutiles et regarder ses pairs depuis une hauteur factice.

Son regard dans le vague, il se débarrasse de ses robes et de ses gants, découvrant ses bras, dans un état toujours plus pitoyable. Même si je me suis habituée à cette vue, elle me fait encore grimacer. Sa voix, rauque, se fait entendre.

« …Siegfried… »

Je cligne des yeux, reprend mes esprits. Tout mon corps se tend. A sa voix, j’entends qu’il n’est pas dans son état ordinaire. Pas que son comportement soit généralement prévisible. Mais la dernière fois que je l’ai vu ainsi, il…

« Le remède. De Siegfried. Apporte-le-moi. »

Je m’exécute sans trainer. Ce qu’il nomme « remède de Siegfried » est la potion qu’il prend toujours lorsque son utilisation abusive de la magie commence à atteindre non seulement son corps, mais également son mental. Il a initialement été conçu par son père, exprès pour Helmut. Sans tarder, je dépose la fiole dans la main qu’il me tend et garde mes distances tandis qu’il boit. Un silence passe. Il émet un soupir de soulagement. Ses yeux, toujours luisants, se posent à nouveau sur moi. Rictus indéchiffrable, qui ne sied pas à son caractère habituel.

« Tu ressembles à ton grand père, tu sais. »

Son ton est… doux. D’une tendresse anormale. Elle ne m’est surement pas adressée. Il pense simplement à son père. A Siegfried. Mal à l’aise, je ne sais comment lui répondre.

« … L’autre fois, c’était à ma grand-mère. »

Il sourit en coin puis hausse les épaules. Son corps semble se détendre. La potion fait effet et doit soulager ses douleurs. Peut-être qu’elle le fait même un peu planer. Tout ce que je sais, c’est que c’est un médicament aux effets lourds, même pour quelqu’un de sa carrure.

« Hm. C’est tes cheveux blancs. »

Oui, il m’a déjà dit que Siegfried avait des cheveux clairs comme les miens. J’hoche la tête, je baisse mes défenses l’espace de quelques secondes. Je me dis que je vais pouvoir le laisser là, désormais. Prendre congé dans ma chambre. Relâcher ma vigilance lui laisse le temps de m’attraper le poignet. Je me fige tandis qu’il m’attire plus près et fixe mes iris en plissant les yeux.

« Je n’ai jamais compris de qui tu tenais tes yeux rouges, en revanche. »

Il ne me fait pas mal, mais son simple contact me dégoute. Au-delà de la répugnance que j’éprouve pour sa personne, il y a du sang, de la boue sèche sur ses doigts. C’est encore assez frais pour coller sur mes vêtements, sur ma peau. Je réprime une grimace, une interjection qui pourrait exprimer mon malaise. Je me fiche bien de ce qu’il pense de mes yeux qui m’ont valu bien du dédain de sa part, des insultes la part de ma grand-mère, car ces abrutis me prenaient pour une hybride. Ou peut-être est-ce parce que parmi les frères, les sœurs, les enfants qu’iels ont tués… certains avaient des iris rouges semblables.

« Stupides gênes. »


Sa voix interrompt le cours de mes ruminations. Elle s’est durcie. Soudain, mon souffle se coupe. Sa main est remontée jusqu’à mon cou en un instant. Ses doigts se sont refermés sur ma gorge. Il ne serre pas assez pour m’empêcher de respirer mais me fait mal.

« A-Arrêtez ! Lâchez-moi !! »

C’est exactement ce que je craignais. L’imprévisibilité de son état dans ces moments-là finissent toujours ainsi. Ses iris ne brillent plus. Il desserre ses doigts et je recule vers la porte de ma chambre, une main sur ma gorge. Il soupire, se masse les tempes.

« Irina… ? »

Je parie qu’il a déjà oublié. Ou qu’il le fait exprès.

« Merci, pour le remède. Dors bien. »

Ses remerciements creux ravivent la sensation de sa main sur mon cou qui, dans un autre contexte, aurait peut-être servi à m’étrangler. Sa reconnaissance est fausse, ne camoufle pas la haine qu’il éprouve à mon égard. Son incapacité totale à se contrôler lorsque la fatigue le gagne. Et moi, malgré tout, ses gestes et ses mots me font mal. Ils me serrent le cœur. Car il ne sera jamais sincère. Car je n’ai jamais connu la sensation de l’amour d’un parent. Je ne connaitrais jamais que cette violence imprévisible. Ce désir incontrôlable de me tuer moi aussi qui brille au fond de ses yeux perçants. Il cèdera un jour si je ne fais pas attention. Si je ne suis pas assez prudente ou pas assez forte, mon tour viendra un jour, hybride ou non. Quand il en aura marre et qu’il décidera de tout détruire.

J’ai honte de le craindre encore. Honte d’aller me cacher sous mes couvertures après avoir été encore une fois victime du contrôle qu’il est incapable d’avoir sur lui-même. De ses mensonges, de… de la dernière once d’humanité qu’il a perdue depuis bien longtemps.

Peut-être bien qu’Alex a raison, finalement. Peut-être que la bonne solution… c’est la vengeance. Immédiate. Sanglante. La plus douloureuse possible. C’est tout ce qu’il mériterait.

J’inspire profondément.
Non.

Non, non, non. Je ne me salirais pas les mains avec sa personne. Je ne commettrais pas l’erreur de prendre sa vie. Je n’abandonnerais pas mon humanité comme lui l’a déjà fait. Je ne vivrais pas avec sa mort sur la conscience. Avec un tel souvenir qui me hantera toute ma vie. Mais je… Je ne sais pas quoi faire.

Je dois partir avant de cèder et de finir comme lui.

***


Il y a quelques jours
Qui peut frapper à ma porte à cette heure-ci ? Peut-être que c’est encore un séminariste qui veut faire du zèle pour améliorer ses résultats. Je leur ai pourtant dit que ça ne servait à rien de proposer de venir ranger mes étagères… Cela dit j’aurais préféré ouvrir la porte sur un novice a l’air naïf que sur la sale tronche de ma mère. Je ne me retiens pas de lâcher un long soupir exaspéré à sa vue, au lieu de la saluer en bonne et due forme. Nous en sommes pas en public, pas la peine de s’échanger des saluts officiels. D’ailleurs, elle ne dit pas non plus « bonjour » et s’invite dans mes appartements sans plus de manières. La grande dame à la peau brune me fixe et grimace.

« Tu as une sale tête. »

Je bâille en refermant la porte. Elle m’ennuie déjà.

« Ce n’est que la génétique qui fait son travail. »

J’ai beau être matinal, si c’est pour me lever pour voir sa vieille face de raie, j’aurais mieux fait de faire le mort et rester au lit. Quoique, je me serais sans doute réveillé avec sa sale tête à mon chevet. J’émets un grognement, tout en retournant dans ma cuisine. Je commence à tartiner mon pain prudemment, de peur d’en mettre sur mes lectures éparpillées sur la table. Les volets encore fermés de la maison rendent mon espace de vie plutôt inhospitaliers. Comme d’habitude, toute la demeure est remplie de piles de livres, de manuscrits et de parchemins qui n’arrivent plus à rentrer dans les bibliothèques. J’ai commandé des étagères chez le menuisier du monastère, mais il a de nombreuses demandes. Par ailleurs, je préfère qu’il s’occupe des travaux à faire à la bibliothèque avant mes appartements. Personne ne vient chez moi en dehors d’Irina, mais je tiens à ce que la bibliothèque du monastère soit impeccable. Vu de l’extérieur, mes appartements semblent certainement bordéliques et l’on pourrait attribuer ça à de la négligence. Or, c’est un simple manque de place. Et un peu ma dépression, aussi. Cela ne me fait pas plus plaisir d’avoir des livres empilés ainsi, même si je m’y retrouve très bien. Mais évidemment, si Alma peut avoir l’occasion de me faire des reproches, elle ne va pas se louper.

« Tu vis vraiment là-dedans ? »

Elle renifle avec dédain. Je ne bronche pas. Trop prévisible. Je tourne les pages de mon ouvrage et fredonne même l’air d’un chant religieux, comme si ma mère n’était pas là. Ça ne loupe pas, car elle commence à taper du pied sur le parquet. Je sens que je l’énerve déjà.

« Réponds-moi quand je te parle, Helmut-Isaak. »

Après un rire guttural, je termine de lire ma page puis lève mes iris bleutées vers les yeux gris de la cheffe de famille. Un rictus impertinent sur mes lèvres, je replace mes lunettes sur mon nez puis finit par m’adresser à la daronne.

« Qu’est-ce que tu viens faire ici ? »

Elle fait beaucoup d’aller-retours, ces derniers temps. C’est pénible. Si j’ai accepté de me déplacer jusqu’à Yggdrasil, c’est bien pour moins avoir à subir la présence de ma mère. Ne me dites pas que je lui manque ?

« Je viens vérifier que tu fais bien ton travail et que ta fille ne pâtit pas de ton incompétence. »

Ohlala… j’oublie toujours à quel point elle est mal lunée en permanence. Si je suis incompétent, alors elle, c’est la reine du comté de Froufrou-sur-Dentelle. Je ne sais pas ce qu’elle cherche en me provoquant dans la sorte mais elle n’ébranlera pas mes certitudes. Je suis certainement incompétent à ses yeux, car j’ai arrêté d’agir en suivant ses demandes à la lettre. Elle doit vraiment être désespérée pour imaginer qu’instrumentaliser Irina pour me faire flancher va fonctionner… enfin, ne vous méprenez pas, je ne déteste pas Irina mais, s’il faut choisir entre elle et mon travail ou même elle et mes chiens… appelez-moi pathétique si vous voulez, mais ce n’est pas ma fille que je choisirais.

« Ta gestion des choses laissent à désirer, vu les rumeurs qui courent à ton sujet. »

Alors, là. Elle m’intéresse, pour une fois.

« Hein ? Des rumeurs ?»

Je bois mon café avec l’air curieux d’une vieille commère.

« Aller fricoter avec les hybrides du coin. »

Pardon, quoi ? Je pouffe et crache presque ma boisson. Mais de quoi je me mêle ? Je roule des yeux comme un adolescent exaspéré.

« Oh, donc ça va être ma faute, si je suis victime de mon succès ? »

Je marque une pose et un rictus provocateur se forme sur mes lèvres. Je penche la tête sur le côté, mes doigts jouant sur la céramique de ma tasse.

« Tu sais qui sont les gens qui propagent ces rumeurs ? Je suis curieux de savoir qui fantasme à mon sujet à ce point. »
« Pour que tu empires ton cas ? »


J’hausse les épaules. Est-ce seulement possible d’empirer mon cas ? Vraie question.

« Non, pour organiser une orgie. »

Ma mère grimace avec dégout et ses joues rosissent de gêne. Mon sourire s’élargit et l’insupporte, je le vois bien. Si elle est mal à l’aise pour quoi reste-t-elle encore là ?

« …Ne sois pas dégradant. Il y a assez de racontars qui courent à ton sujet et au sujet de… tes lubies de débauché. »

Ah bon ? Première nouvelle. Je suis pourtant sage comme une image. Et surtout, qui s’en préoccupe, à part les auteurices bizarres de fictions qui shippent tout et n’importe quoi (je suis « n’importe quoi »). En vrai, qu’iels continuent, ça égaye mes journées. Et puis, je trouve ça très bien que les gens se concentrent sur ce type de racontards. Elle devrait être contente, que ces imbéciles se préoccupent moins sur les horreurs que reproduisent notre famille. Mais, évidemment, nous parlons d’Alma. Elle a besoin d’être crainte, mais je ne la suis pas sur ce point. Je ne dis pas que j’ai meilleure réputation qu’elle ou que je souhaite qu’on m’aime, mais je préfère ne pas trop attirer l’attention. Être craint amène son lot d’avantages bien pratiques, évidemment. Malheureusement pour elle, tout ce qui m’importe, c’est d’être connu pour mes compétences et mes recherches dans mes domaines de prédilection. Je me fiche bien de ses petites intrigues politiques. En plus, elle est nulle pour ça, Ernzt est bien plus habile mais elle sait bien que si elle lui laisse trop de libertés sur le point. D’ailleurs, il ne se gênera pas pour comploter contre elle.

« Et toi, tu deviens paranoïaque. »

Mon ton est un peu plus sérieux. Je ne comprend pas ce qu’elle me veut vraiment. Cependant, il est certain qu’elle s’imagine que je gère mes affaires dans le coin comme elle fait ses trucs dans son monastère, en Altissia.

« Tu ne sais pas ce qui se passe en Yggdrasil, hein ? Soyons clairs : les hybrides me dégoutent, mais ma mission n’est pas de les faire pendre sur la place publique comme tu en rêverais. Va donc soumettre tes doléances au Général Enodril, je suis certain que vous vous entendriez à merveille... »

Dis-je sarcastique, non sans sourire avec cruauté en imaginant le Général mal à l’aise dans la même pièce que ma mère. Ce serait drôle que ces deux-là s’entretuent, tiens.

Dans tous les cas, je suis cardinal, pas empereur ou général. Je peux me permettre de rester lâchement en arrière tandis que les autres se salissent les mains. Je me contente de jouer la neutralité et le professeur sévère mais juste auprès de mes élèves et de jouer de mon rôle de bon oroniste pour me racheter une street crédibilité. Je suis loin d’être un piètre tacticien militaire, mais j’ai largement eu mon lot de conflit dans le temps. Je ne suis plus aussi en forme que jadis et si je veux continuer de faire des expériences magiques, je dois m’économiser. De plus, si j’avais le pouvoir d’un empereur, j’aurais certainement laissé brûler cette cité depuis longtemps et le continent avec, tout en me grattant la fesse et en sirotant une bonne tisane aux côtés de mes toutous.

Ma réponse n’offre pas la satisfaction à ma mère. Elle a l’air encore plus agacée. Elle devient vraiment gâteuse. La paranoïa atteint vraiment son cerveau.

« … tu me prends pour une conne ? Je sais très bien que tu cherches juste à conserver le statut quo afin de poursuivre tes recherches comme le sale petit egocentrique ingrat que tu as toujours été. »

Bah, oui et alors ? L’immobilité a toujours bien servi aux gens comme nous. Je ne vois pas le problème.

« Tu préférais quand je complotais pour te tuer par n’importe quel moyen, peut-être ? »

Gromellais-je, dans un soupire excédé. Qu’est-ce qu’elle me veut, à la fin ? Que je sois encore plus bête et méchant ? Que j’installe un bourreau sur le monastère qui couperait des têtes tous les matins afin que l’on me craigne ? C’est d’un gout un peu douteux et puis ça risquerait de m’apporter des petits ennuis. Que je sache, elle est bien la seule à se plaindre, dans les sphères religieuses.

« Le conseil religieux est satisfait de mon travail. »

C’est un fait qu’elle ne peut pas nier. Même si ça les énerve passablement que je vienne cafter le moindre écart de mes collègues hybrides. Mais, eh, que peuvent-ils dire ? C’est eux qui ne sont pas capable de rendre des rapports à l’heure ou qui passent plus de temps à la taverne qu'au travail… Alma grogne puis finit par prononcer un nom qui n’aide pas à retrouver ma bonne humeur.

« La fille Van Horn… »

…Ah. C’était donc ça ? C’est ça qui la met dans un tel état ? Est-ce que leur famille se sont plaints ? Pas à ma connaissance. Je ne vois pas ce qu’ils auraient à redire. J’ai été… absolument ADORABLE avec leur gastéropode de progéniture sans cervelle. Autant que je peux l’être face à une hybride, du moins. Je ne suis pas de mauvaise foi en disant que c’est elle qui a décidé d’être un peu trop tactile. Je n’avais rien demandé, d’ailleurs, ça m’a surtout fait me sentir dégoutant (plus que d’habitude et pas comme j’aime, je veux dire). Pour autant, je ne suis pas allé me plaindre à leur famille, mais je garde leur progéniture à l’œil.

« Pourquoi me parles-tu de cette pauvre idiote ? Les Van Horn sont puissants. Tu crois que j’ai le temps d’avoir des ennuis avec eux ? Ce n’est pas mon travail. Envoie donc Oncle Ernzt leur parler si ça te titille à ce point. »

Et voila que je me mets à parler. A trop parler. Je ne me rends même pas compte que ma provocation s’est changée en sorte d’enchainement de justifications bien inutiles.

« Leur fille est bien trop stupide. Elle ne quittera jamais les bancs du monastère et ses professeurs en auront marre avant moi. Ils finiront par l’envoyer ailleurs. »

C’est à ce moment-là que je vois qu’Alma a cessé de parler ou même de m’écouter. Elle affiche une expression satisfaite. J’ai comme l’impression qu’Alma pourrait continuer à me lister tous les moindres petits écarts que j’ai pu commettre ou simplement, des choses que j’ai faites ou dites qui la dérangent à titre personnel. Sans réelle raison valable. Elle se fiche bien que cela soit pertinent ou non. Elle veut simplement me rappeler qu’elle connait tous mes faits et gestes. Je me crispe en réalisant qu’elle me manipule en jouant à l’idiote pour que je réplique, me justifie, tout en pensant que je domine la conversation. Et cela fonctionne encore sur moi, même après toutes ces années. Je vois bien que ma mère est à deux doigts de se rapprocher pour me tapoter la tête et me susurrer un « bon chienchien »,  pour être tombé dans son jeu. Je garde le contrôle et fais comme si ne rien était. Mais je sais très bien que dans quelques heures, il faudra que je sois dans un endroit assez désert pour défouler ma frustration.

Aussi loin que je me rappelle, elle a toujours fait ça. J’ai simplement appris à camoufler au mieux mon malaise vis-à-vis de son comportement obsessionnel à mon égard. A l’occulter de mon esprit, même. Sa surveillance permanente ne s’est qu’à peine atténuée même avec mon départ d’Altissia. Cela durera tant qu’elle sera en vie.

Mon corps est resté en tension pendant les journées qui ont suivi. En permanence, je m’attendais à voir Alma surgir pour continuer de m’interroger. Et même après avoir pris la décision de l’ignorer, je ne me sens pas mieux.

Evidemment, mes études et la qualité de mon travail en pâtit. Je ne peux même plus aller aux toilettes tranquilles car quand je sors, Alma est toujours là pour m’aborder et me poser une question du style « pourquoi as-tu mentionné un chercheur omniste dans ta leçon de ce matin devant tes séminaristes ? Seuls les altissiens croyant en Oros méritent d’avoir la culture dominante, non ? Si j’en parlais au conseil… »… Grmbl. Je ne réponds plus, je sais qu’elle compte m’user jusqu’à ce que je craque. Tous les matins de cette semaine, je la vois s’entrainer avec Irina dans les jardins du monastère. Et je ne parle pas du moment où je l’ai vue gratter la tête d’Al, tout me lançant des regards en coin pour me faire comprendre que chez moi, c’est aussi chez elle. Surtout chez elle. Et que si je ne suis pas content, je n’ai qu’à me déraciner pour aller ailleurs. Soit.

J’ai rapidement empaqueté mes affaires, fait sortir mes chiens et j’ai chevauché au-travers des terres afin de rejoindre l’observatoire. Je n’ai tenu personne informé de mon déplacement et je devrais donc être tranquille un petit moment. Ne serait-ce que quelques heures. Et, ça marche. J’ai la paix pour un moment. Je peux même faire une sieste dans un coin, non loin de mes toutous. Les nuits sont paisibles, à l’observatoire. Et tellement belles. Cela faisait longtemps que je n’en avais pas connues de telles. Je ne peux néanmoins pas y rester toute ma vie. Mais ces 24h dans un calme presque complet m’ont permis de prendre du recul. La venue d’Alma cache quelque chose. Elle ne perdrait pas son temps à venir me voir si elle n’y était pas obligée. Et comme elle n’a pas l’air d’être dans le coin pour de la diplomatie, des alliances ou autre chose… quelque chose me dit qu’elle est là soit pour me surveiller, soit pour un autre motif que je ne connais pas encore.



« …Père… ? »

Quand je rendre, Irina m’acceuille avec d’énormes cernes. Ahah, c’est qu’elle me ressemble de plus en plus. Héhé.

« Où étiez-vous ? »

Sur un ton de reproche, qu’elle me parle, en plus. C’est comme ça qu’on est acceuilli chez soi ? Eh bah super.

« Vous m’avez laissez seule avec—Elle n’a pas arrêté de me coller ! »

Qui ça elle… ah, oui, Alma. Elle n’est pas encore partie, évidemment. J’hausse simplement les épaules devant les banalités dont Irina me fait part.

« Ah, oui, elle est toujours comme ça. On s’habitue. »

Mensonge.

« …c’est tout ce que vous avez à dire ? »

Elle rougit de colère et serre les poings. Bah quoi.. ? Je croyais que l’observatoire la barbait. Elle voulait venir avec moi, peut-être ?

« Euh, oui ? »

L’adolescente me fixe en tremblant de frustration. Puis elle va prendre ses affaires et s’en va en claquant la porte et en criant de frustration.

Astro couine à mes pieds en voyant sa grande sœur humaine de si mauvaise humeur. Je soupire et me détend. J’ai fait une grosse route aujourd’hui et j’ai faim, tiens. Je vais aller me couper un peu de pain et—

La porte claque à nouveau et Alma apparaît. Mon appétit disparait immédiatement et ma pire grimace de dégout couvre désormais mon visage.

« Ta fille ne me salue même plus, j’imagine qu’il faut te remercier pour ça. »

Rooooooooooooooooooooooooooooooooooooh.
Mais quelle casse-couilles.

« Je la trouve plutôt bien élevée, moi. »

Pourquoi est-ce que je lui réponds encore ? Pas que l’ignorer marche mieux, cela dit.

« Tu la laisses aller et venir comme ça ? Tu n’as pas peur de ce qu’elle pourrait faire contre nous ? »

Non et je m’en fous un peu. Je soupire et retourne dans mon bureau en fermant à clé. J’ai des notes à reporter dans mes carnets.

Lorsque je sors quelques heures plus tard, la nuit est tombée et l’heure du souper est largement passée. La demeure est paisible. Al grogne à mes pieds lorsqu’elle aperçoit Alma dans le séjour. Elle fait comme chez elle, cette vieille plaie au cul purulente. Elle s’est dégagé une place sur un fauteuil et bouquine. Cependant, je ne décèle aucun signe de détente dans sa silhouette qui se découpe devant la fenêtre, à la lumière de la lune et du ciel nocturne. Elle semble épuisée. Elle ne compte certainement pas dormir. Sa claymore décorée d’ailes de dragon est à ses côtés, fidèle au poste. Je reste un instant interdit, debout, face à elle, quelques mètres nous séparant.

« Parlons de ce qui t’amène vraiment ici. »

Je brise le silence, prend un fauteuil et me place entre Alma et la porte d’entrée. Au milieu des montagnes de papiers et de livres, dans la pénombre, le silence est pesant. Coudes posés sur mes cuises et mon visage reposant sur mes mains jointes, j’ai beaucoup de choses à dire pour soutenir mon hypothèse.

« Jamais tu ne perdrais ton temps de venir ici uniquement pour m’embêter. Tu ne m’as même pas retenu de partir à l’observatoire et même moi je sais qu’on n’échappe pas si facilement à ta vigilance. »

A mon grand dam.

« D’ordinaire, quand tu veux me fliquer, tu te contentes de m’écrire une lettre incendiaire que je serais allé noyer dans l’écoulement des vespasiennes. A la limite, tu m’envoies quelques-uns de tes sbires mais… eh. »

J’ai eu le temps de réfléchir car la présence de ma mère m’empêche de trouver le sommeil. Ma demeure est le dernier endroit où Alma aurait envie de passer des vacances.

« Je pense que tu es venue ici pour te cacher. »

Une lueur vacille dans le regard de la cheffe de famille. Elle ne dit rien et me fixe, désormais. Son ombre qui dessine les contours de sa large et forte carrure semble plus affaissée que d’habitude. Elle est exténuée. Au bord du craquage. Venir chez moi était son alternative la plus viable pour fuir quelque chose. Et je me doute de ce que c’est. Parce que c’est déjà arrivé il y a quelques années.

« Les murs de ton Monastère de sont plus sûrs, n’est-ce pas ? »

Elle grince des dents.

« Qu’est-ce que Ernzt complote cette fois ? »

Son frère lui ravira sa place de force un jour. J’en suis convaincu. Il l’aura à l’usure. Quand Alma relâchera sa vigilance, ne serait-ce qu’un instant… Ernzt le saisira et frappera. Les tensions entre ces deux-là s’empirent avec le temps et nombre de nos vassaux craignent qu’une guerre éclate sur le territoire Edenweiss. La dernière fois, les intrigues montées contre Alma ont été découvertes mais Ernzt est parvenu à se garder hors de soupçons. Alma le suspecte d’avoir fait porter le chapeau à ses vassaux mais n’a jamais pu le prouver. Par ailleurs, se débarrasser d’Ernzt et se mettre ses vassaux à dos, alors que la guerre avec Caldissia faisait encore rage et appauvrissait nos provinces nous aurait tous plongés dans bien d’autres galères.

« N’essaie même pas de me prendre de haut. »

Donc, c’est bien ça. Il y a certainement un peu de paranoïa dans tout ça. Alma a pris l’habitude de voir des complots contre elle absolument partout. C’est que la pression continue que lui met Ernzt fonctionne. J’avoue que la persistance et la patience de mon oncle m’inspire parfois un peu de respect. Cependant, leurs petites chamailleries sont la principale raison pour lesquelles je me suis petit à petit éloigné pour prendre mon indépendance dans mes propres terres. Est-ce que c’est ça, la raison de sa venue ?

« Si tu oses tenter quelque chose… »

Bingo. Elle en est au point où elle vient me demande de ne pas prendre le parti de mon oncle. Elle est désespérée à ce point. Malheureusement… ma place est désormais en Yggdrasil. Il faudra bien que je surveille mon territoire et la forteresse mais je ne vais certainement pas prendre part à ce conflit. Par ailleurs, former une alliance, c’est la meilleure manière de faire un joli cadeau à Ernzt qui pourrait nous éliminer tous les deux, s’occuper du cas d’Irina et finalement devenir le premier en lice pour la tête de la famille. Maintenant que j’y pense, j’aurais dû faire en sorte que ma lignée s’éteigne avec moi mais j’ai quand même eu des enfants. Un acte manqué, ça, encore. Cela dit, à moins qu’Irina ait des enfants (et cela m’étonnerait), je crois que notre branche disparaitra dans peu de temps. Ernzt et sa famille auront de toute façon ce qu’iels voudront un jour ou l’autre. Donc, quel intérêt d’aider Alma à défendre… pas grand-chose, en fait. Autant me protéger et on verra quand l’orage sera passé.

« Ne pense même pas à t’allier avec ce sale rat qui me sert de frère. »

J’hausse les épaules d’un air désintéressé. Ernzt n’est pas venu vers moi mais ça, elle n’a pas besoin de le savoir.

« Si je me suis éloigné des affaires familiales, c’est exactement pour pouvoir demeurer neutre dans ce genre d’affaires. »

Je n’ai aucune envie de l’aider elle non plus. Si elle vient négocier une alliance, cependant, c’est bien qu’un conflit est possible et envisagé par ma mère. Et dans ce cas, je risque tout de même, à un moment ou à un autre, de me retrouver face à un choix. J’en suis fatigué d’avance. D’un côté j’en ai une qui manque d’imploser et de faire n’importe quoi à tout instant, et de l’autre, un tonton malin comme un singe qui prévoit surement de me buter également un jour ou l’autre. Même si j’ai fait attention à rester à peu près neutre à son égard. Mais Erznt veut à tout prix récupérer la place de chef de famille qu’il pense lui être dû. Et si Alma meure, je serais, techniquement, le prochain sur sa liste. Pfffffffff.

« Evidemment. Tu es bien trop pleutre pour réagir d’une autre manière. »

Elle se lève. Elle a bien compris que ma position ne changerait pas. Je me contente d’un haussement de sourcils face à l’agacement de la daronne. Je me redresse également, afin de ne pas être vulnérable. Mais Alma n’a pas l’air déterminée à me contraindre par la force. Ce serait peu judicieux. Elle est trop fatiguée, Irina serait réveillée par le bruit et mes deux chiens l’attaqueraient certainement. Mais je vais tout de même rester éveillé cette nuit et être prudent dans les jours à venir.

« Tu comprendras bien vite ton erreur. »

Ah, une menace en guise d’au revoir. Pour changer.

« D’accord, Alma. »

Dis-je avec suffisance, sur un ton indifférent. Maintenant qu’elle a enfin quitté ma demeure, je peux me détendre un peu. Le lendemain, après une nuit blanche tout de même angoissante, j’apprends que ma mère est partie à l’aube. Il y a de fortes chances que toute cette histoire ne soit encore que les extrapolations de la paranoïa de ma mère. Mais, la vérité, c’est qu’avec le chaos à venir dans la cité d’Eos… je n’en saurais rien avant un long moment. Ce qui est certain, en revanche, c’est que lorsque je pourrais finalement retourner en Altissia… tout aura beaucoup changé.


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Helmut se fout de ton avis et méprise ton existence en #333399