End of an Era II
CW : comme d'hab, Helmut est manipulateur et abusif verbalement/physiquement avec sa fille et Martin et c'est violent et c'est pas cool, voila voila.

Cela fait un moment que Martin et moi ne nous devons plus rien l’un à l’autre. Je n’ai pas vu le blondin depuis longtemps, y compris dans les rassemblements militaires aux moments des raids récents. Pas que je l’ai réellement cherché, cela dit. Ni que je m’inquiète. Il ne me manque même pas spécialement mais… après toutes ces années j’ai ce besoin egocentrique qu’il ne m’oublie pas. Oh, je sais bien qu’il préférerait m’oublier, de son côté. Le fait que je continue d’essayer d’entrer en contact avec lui pour satisfaire ma curiosité et sans respecter ses limites… ce n’est pas correct de traiter les gens ainsi, paraît-il. Mais qui va faire quoique ce soit, hein ? Ce n’est pas comme si mon comportement était violent ou que je commettais un crime. Et nos affaires privées ne regardent personne.

Habituellement, j’ai beaucoup d’autres choses plus importantes de prévues qu’aller lui faire mes scènes. De toute façon, si j’ai envie de le croiser, ce n’est en rien difficile. Je sais où il vit, dans quels endroits il va trainer sur son temps libre et avec qui. Rien de choquant là-dedans… je m’intéresse, c’est tout.

Sans transition. J’ai perdu ma claymore. Celle que feu Dame Hilda, la mère de Martin, m’avait offerte. Peut-être que par le plus grand des hasards, Martin l’a récupérée ! Ne sait-on jamais. Peut-être que c’est juste un argument pour aller compenser ma frustration de ces dernières semaines en me réjouissant de la détresse de quelqu’un qui se trouve vulnérable face à ma personne. Peut-être. On a tous le droit au bénéfice du doute.  

C’est une jolie bicoque, qu’il habite. A moitié encastrée dans la roche, en pierre blanche, joliment dévorée par de la végétation sauvage… ah, il a oublié d’arroser les fleurs et son potager n’a pas l’air très garni pour la saison. Martin n’a jamais eu la main verte, mais, tout de même, il pourrait faire un effort.

En frappant à la porte de bois, je me recoiffe d’une main et ajuste l’attache de mes cheveux. Je suis très présentable, mais je sais comme mes mèches peuvent gâcher la vue à mes interlocuteurs. J’entends quelqu’un se presser à l’intérieur et ouvrir sans même vérifier qui pourrait bien lui rendre visite par l’œil de la porte. Qu’il est imprudent. Une tête blonde que je connais bien m’ouvre et reste un court instant interdit, ses yeux noisette écarquillés de surprise.

« Ah ! Martin ! Tu es là ! »

CLAC.

Ah. Il m’a refermé la porte au nez. Bon, c’était à prévoir.

« CASSES-TOI ! »

Quel caractère !

« Ce n’est pas la peine de t’énerver. Je viens en paix… je viens toujours en paix, quand il s’agit de toi. »

Bah, oui, enfin… il me prête toujours des intentions malicieuses. Mais la réalité c’est que je n’ai jamais voulu lui faire de mal ! S’il voulait écouter avant de se mettre à crier, aussi. Il part au quart de tour, je lui ai déjà dit que ce n’était pas bon pour lui.

D’ailleurs, plutôt que me répondre, il frappe fort dans la porte en espérant que cela soit dissuasif. Hm… c’est censé m’ébranler ? Je trouve ça un peu pitoyable.

« Ne violentes pas cette pauvre porte alors que je suis là, à ta disposition… »

J’entends un soupir dégouté derrière le battant. J’imagine très bien la grimace qui doit se peindre sur la face de Martin, actuellement. Les narines retroussées, les yeux plissés et déviant sur le côté, les dents qui grincent… trop mignon.

« Enfin, si tu n’as pas le courage de me parler en face à face, ce n’est pas grave, j’imagine… »

J’observe mes ongles propres en pinçant les lèvres à la manière d’une duchesse mal lunée. Martin ne cède pas à l’intonation passive-agressive de mes paroles et seul le silence suit.

« Je ne vais pas te déranger longtemps. »

Dis-je finalement, comme une promesse que je tiendrais selon mon bon vouloir. La condition, implicite, pour que je sois bref, c’est qu’il réponde à mes questions.

« C’est embarrassant, mais lors de l’attaque du dragon, j’ai égaré Radiance. »

Martin bouge légèrement contre le bois de la porte. Il ne réagit qu’à peine en entendant le nom d’une des fameuses armes issues du grand arsenal de l’ancien domaine Hildawagner.

« … par hasard, tu ne l’aurais pas vue, ou récupérée ? »

Nouveau silence. Je commence à me méfier.

Hé, s’il l’a prise pour la garder, je veux bien être gentil, mais ça ne va pas me plaire. Donner, c’est donner, reprendre c’est voler, d’abord (sauf si c’est des eossiens à ce qu’il paraît). Patient, j’attends une réaction depuis l’autre côté de la porte. Je peux rester très longtemps ici sans avoir de fourmis dans les jambes. Après un petit moment, Martin grogne et réplique.

« J’en ai rien à foutre de ta claymore à la con. »

Je lève les yeux au ciel. C’est si dommage que malgré son charisme, son courage et son franc parlé, Martin ait toujours cette stupide susceptibilité qui gâche le paysage. Je lui ai déjà dit, hein. Mais allez savoir pourquoi, il réagit toujours très mal quand je lui présente des faits avérés.

« Pas la peine de le prendre comme ça. »

Comme d’habitude, je feins d’apaiser la tension. Mon ton se débarrasse de son arrogance habituelle et se fait doucereux.

« Les armoiries de ta famille sont encore gravées dessus, quelqu’un aurait pu… »

J’entends mon ex-conjoint émettre un claquement de langue. Un rire guttural ironique plus tard, il bouge et poursuit :

« Tu crois vraiment que des péons lambda connaissent encore mes armoiries et mon nom, ou tu fais juste exprès d’être con, Helmut ? »

…Ou juste qu’il m’obsède encore, quelques fois. Ça, il doit avoir peur de le prendre en considération. Peut-être que je joue un peu à l’idiot, en effet. C’est tout à fait mon genre. Je souris en réalisant que Martin me connait toujours aussi bien. Normal, comme je n’ai jamais changé depuis que l’on s’est séparés.

« C’est vrai, que tu l’as perdue ? Où tu as inventé ça pour venir me pourrir ma journée ? »

Ah, avant, ma présence lui pourrissait l’existence toute entière, selon ses dires. Maintenant, ce n’est plus qu’une journée. Une journée, ce n’est pas grand-chose ! Bientôt, ce sera juste une heure et dans quelques temps, il supportera à nouveau ma présence et ce sera lui qui reviendra me chercher… Pourquoi faut-il qu’il dramatise toujours tout, dès qu’il craint d’admettre que je lui manque ?

« Je l’ai vraiment perdue, oui. »

J’en suis le premier embêté. C’est déjà assez ridicule comme ça, je ne vois pas pourquoi j’aurais inventé une telle excuse, tout ça pour parler à une porte.

« J’en sais rien. J’ai rien pour t’aider. »

Cette fois, je n’arrive pas à me retenir de ricaner. Et ça ne sort pas aussi faussement sympathique que mes interventions précédentes.

« Oh, parce que sans ça, tu m’aurais aidé, peut-être ? »

Un silence pesant suit. Je ne me rend même pas compte du sens multiple de mes paroles. Martin ne m’aidera pas, car il ne m’a jamais aidé. Il ne pouvait pas m’aider de toute façon, non ? Mais il a essayé quand même. Car c’est Martin. Ah… des fois il me manque… c’est toujours embêtant de devoir gérer ses propres émotions quand on n’a plus un Martin pour s’en occuper à notre place…

« Oh, bien sûr, le problème, c’est que j’aide pas les ex-maris abusifs. »

Hm, moui… Je l’ai connu plus incisif. Je suis un peu déçu. Après un temps de pause je forme un rictus mauvais. S’il me tend la perche ainsi... Pourquoi devrais-je me défendre et me justifier quand il sait pertinemment ce que j’ai contre lui de mon côté ?

« Hmmm… d’accord. Mais, si tu veux, on peut aussi parler de toutes les fois où tu m’as frappé car tu es incapable de contrôler ta colère, que tu m’engueulais comme un gosse car je ne voulais pas trainer avec tes camarades de caserne ivrognes et bruyants, ou que tu m’as traité comme le pire des pervers dégénérés car mes… certaines de mes propositions ne te plaisaient pas. »

Bah, oui, moi aussi, je suis une victime, dans cette histoire… Croyez bien que je n’ai rien forcé, mais que se prendre des regards las ou dégoutés c’est vaguement pénible. Et malgré tout ça, je suis resté, moi ! Oh, certains diront qu’entre ce que je lui ai fait vivre pendant des années et ses ripostes violentes à mon égard, à force d’abus répétés, il n’y a pas lieu de faire des comparaisons. Qu’on ne parle clairement pas de la même chose. Bah. Vous savez, dans un couple, ce genre de petites disputes d’amoureux… c’est toujours compliqué, hein…

« Ah, oui, t’as raison. T’es pas un pervers. T’es juste un résidu d’étron pathétique. »

Sa voix ne tremble même pas. J’arque un sourcil et sourit en coin, étrangement satisfait par sa réponse.

« Et… ? Continues. J’aime les hommes qui me parlent mal. »

Un silence, puis je l’entends qui s’éloigne de la porte. Surement qu’il va aller crier dans un oreiller ou quelque chose comme ça et ne plus me répondre. Bon, c’était bien pour le temps que ça a duré.

« Enfin. Je te souhaite une bonne journée. Qu’Oros te guide, mon très très cher. »

Je m’éloigne sans demander mon reste et soupire.
Quelle belle perte de temps !


*****


Je ne sais pas ce qui me navre et m’énerve le plus. De n’avoir pas pu lui faire face, de lui avoir juste répondu, ou d’être encore affecté par ses paroles. Comme d’habitude, c’est moi qui me déteste, alors que c’est lui qui ne respecte rien. Quand est-ce que ça cessera ? Probablement jamais, hein… ? Je ne vais jamais être heureux à cause d’un abruti qui n’écoute pas, qui n’est qu’une sale raclure égoïste, c’est ça ?

Je soupire longuement et éclabousse d’eau mon visage. J’inspire et j’expire lentement et je fais tout pour relativiser mon état. Evidemment que là, tout de suite, je me sens mal. Je me prends mes souvenirs et mes démons en pleine face. Mais c’est temporaire. Je l’ai dit. Ça va me pourrir ma journée mais, demain, ça ira mieux. Il y a quelques années, le simple fait de l’apercevoir me faisait perdre la tête : je finissais ivre mort pendant des jours et Olaf devait m’empêcher de me faire du mal. Mais ce n’est pas car j’ai fait des progrès que je dois relativiser ce qu’il m’a fait subir. Que je dois continuer de croire que, quelque part, c’est probablement moi qui l’ait un peu cherché. Que j’ai peut-être, dans un geste, dans un regard, dans n’importe quel comportement qui serait ambigu à ses yeux, laissé croire que…

Je me secoue et me sers un verre d’eau avant que mes pensées ne spiralent à nouveau. Je fais les cent pas dans la pièce de vie. Je dois me trouver quelque chose à faire, qui m’occupe assez le cerveau pour oublier. Je voulais réparer un arc… oui, bonne idée, ça, tiens. Je me précipite sur mon nouvel ouvrage, en continuant d’inspirer profondément pour calmer les angoisses. Dès que je commence à sortir mon matériel, je me sens un peu mieux. A l’aide d’un couteau, je retire les restes de corde abimés. Le corps de l’arc mérite aussi un bon ravalement de façade. Les ornements sont abimés d’un côté, ça déséquilibre son poids… pas étonnant qu’on ne puisse plus bien viser avec ça. Aller, au travail !

Concentré sur mes réparations, je ne vois pas l’heure passer. Il est bientôt midi je crois ? Je suis si absorbé que lorsque quelqu’un frappe de nouveau à la porte, j’ai presque sauté jusqu’au plafond. Evidemment, mon premier réflexe est de me dire « ENCORE LUI ?! ». Je ne vais pas répondre à la porte si c’est… Oh et puis zut, je ne vais pas céder à la paranoïa, quand même ?

« C’est qui ?! »

J’ai presque crié, con de moi. La personne derrière la porte ne dit tout d’abbord rien, puis j’entend une voix hésitante.

« Euh… Irina… ? »
« Ah. »

…Irina… ? Ah, purée, oui, Irina ! Je lui avais dit de venir ce midi pour… juste comme ça, en fait. Enfin, c’est plutôt elle qui est venue à ma rencontre, un jour, à la taverne d’Olaf, et qui m’a confié qu’elle voulait qu’on se parle. Je ne sais pas bien de quoi. Mais elle avait l’air grave.

Je lui ouvre avec un sourire un peu gêné. J’ai l’air con avec mon arc à la main. Y’a de la sciure et des vielles cordes partout par terre, maintenant. Et je n’ai même pas eu le temps de faire à manger. Je retrousse les lèvres en détaillant ma fille. Et d’un coup, ça me frappe. Elle a tellement grandi. Enfin, ça, je le savais déjà, mais… je n’ai pas eu l’occasion de la voir dans un contexte « normal » depuis vraiment longtemps.

Ma gorge se serre. Evidemment, qu’elle a grandi. Et sans toi. T’avais qu’à pas partir.

Elle doit m’en vouloir. J’avais hâte de la voir, mais peut-être qu’elle est simplement venue me dire a quel point elle me déteste de les avoir laissés, elle et ses deux frères. Ce serait son droit.

Elle a surtout l’air un peu gênée. Faut dire que je l’ai engueulée sans savoir que… argh. Mais quel abruti.

« Hm.. excuse-moi. Je… j’ai eu la visite de ton père tout à l’heure donc… »
« De— ah ! »

Je ne sais pas si c’est la bonne chose à faire, de lui dire la vérité. Cependant, je ne pense pas qu’elle tienne Helmut dans son cœur. Ou alors, ce serait très difficile à croire. Mais… je n’en sais rien, peut-être qu’on lui a lavé le cerveau, à elle aussi… Et si elle et Helmut étaient de mèche pour… Mais non. C’est stupide. Pourquoi. Pourquoi est-ce que je pense à ça, moi. C’est juste que… Je ne sais vraiment pas comment je suis censé me comporter avec Irina, ou à quoi m’attendre.

Irina baisse la tête et tripote l’étoffe de ses robes.

« Je suis désolée. »

Mais… mais quoi, mais pourquoi ? Est-ce qu’elle se dit que c’est sa faute ? Qu’il sait que nous devions nous voir avec Irina et qu’il serait venu m’avertir ? Ce serait son genre, mais, pour l’heure, je pense que sa venue n’a vraiment rien à voir avec la visite d’Irina. C’est juste un enchainement bizarre de situations. Des preuves ? euh… peu importe ! Je ne veux pas commencer à imaginer le pire.

« T’y es pour rien. »

Certainement qu’on l’a bien laissé penser qu’elle est responsable. Je n’y suis probablement pas pour rien, d’ailleurs. Quand ton daron se barre littéralement du jour en lendemain, sans explications, tu dois forcément penser que c’est un peu ta faute.

« Non, mais… il est très imprévisible, ces temps-ci, j’aurais du te prévenir qu’il pourrait-- »

…Voila qui est rassurant (non). Je ne vais pas céder à la panique, ça n’aidera certainement pas Irina qui a déjà l’air assez effrayée comme ça.

« M-mais non. T’es pas sa mère, voyons… »

J’ai l’ai un peu bête, à lui tendre un verre d’eau. A surjouer le calme d’un adulte en contrôle de tous ses moyens (tu parles). Pourquoi pas lui proposer de réparer un arc, aussi ? Quoique, je crois qu’Irina aime bien les armes, alors… je l’invite à s’asseoir avec moi le temps qu’elle se calme. Je vois bien qu’elle se force pour ne pas craquer. Qu’elle en a certainement gros sur la conscience et que c’est sans doute difficile à vivre.

« Irina je… »

Je ne crois pas que… je ne crois pas que des mots vont suffire pour dire à quel point je regrette de l’avoir laissée. En même temps, je ne suis que le père absent. Ça serait franchement indécent que je dise maintenant « ah j’aurais pas dû partir et te laisser, je sais ». Il vaut mieux que je lui montre que je suis là, maintenant. Et encore, je me suis encore chié dessus quand l’autre était derrière ma porte. Je ne sers vraiment à rien.

Mais bon, pour cette histoire de paternité… c’est à Irina de décider, non ? Je crois qu’elle a autre chose à penser, plutôt qu’à rassurer ses darons irresponsables.

« Ne t’en fais pas pour moi. »

Je ne dis pas que c’est facile. Je survis encore à tout ce qui s’est passé. Mais bon, c’est mon problème.

« C’est jamais agréable quand il se pointe mais, maintenant, je gère ça bien et tu… tu n’as rien à voir dans nos histoires. »

Je souffle du nez tout en terminant de bricoler mon arc. Irina a le regard déviant, j’ai l’impression qu’elle ne se sent pas très à l’aise chez moi. Je risque de remuer des choses indésirables en l’interrogeant mais…

« Est-ce qu’il… il te fait du mal… ? »

Le silence qui suit est bien plus criant que la réponse qu’Irina finit par me donner.

« …non. Enfin… il m’ignore la plupart du temps, donc… »

Son ton hésitant et sa manière de regarder ailleurs, de chercher en urgence un nouveau sujet de conversation me met la puce à l’oreille. Est-ce que je devrais insister… ?

« On n’est pas obligés de parler de lui. »

La jeune femme coupe court à la conversation et s’en va regarder les armes que j’ai entreposé sur un joli râtelier. Je l’ai sculpté moi-même et je n’en suis pas peu fier. Elle insiste pour s’intéresser à toutes les armes posées dessus et en prend certaines pour apprécier leur poids et leur maniabilité. Tout en répondant à ses questions (non sans être tracassé par sa manière d’éviter certains sujets), je passe un coup de balai pour nettoyer le résultat de mon ouvrage puis range un peu mes placards… Je pense qu’elle ne m’en dira pas plus au sujet de la manière dont son géniteur la traite.

J’avais prévu d’aller au marché pour acheter une petite collation, histoire d’accueillir Irina convenablement. Mais un indésirable m’en a empêché.

« Bon, j’ai pas eu le temps de passer au marché alors,  euh… tu veux aller voir les pégases à la caserne ? »

Irina hausse les sourcils et m’observe d’un air perplexe… qu’est-ce que je suis en train de proposer à une gamine—à une adolescente de cet âge, moi ? Ça doit la saouler, d’aller voir des grosses bêtes que son daron absent adore, car il sait pas parler d’autre chose.

« Euh… pardon. T’es plus une enfant. Tu préfères peut-être autre chose… ? »

Elle secoue la tête et m’adresse un petit sourire gêné. Visiblement, ma proposition l’a juste un peu surprise.

« Non, non ! Les pégases, ce sera bien. »

Oh. Eh bah… ça me fait plaisir. J’imagine qu’une distraction, peu importe laquelle, est toujours bienvenue dans le cas d’Irina. Mon cœur se serre en réalisant qu’elle ne doit pas avoir beaucoup d’occasions de se divertir, au monastère. Je me rappelle que mes parents avaient voulu m’y envoyer pour que je me discipline dans mon travail et que j’apprenne un peu de magie, mais… pfff… c’était plutôt nul, cet épisode de ma vie. Trop de travail, trop de temps assis derrière un bureau à respirer des vieux papiers. La vie de séminariste est vraiment éprouvante. Enfin, j’ai cru que j’y avais rencontré mon partenaire pour la vie, pendant longtemps. Mais même ça, ça s’est avéré être une vaste blague. Je n’ai jamais été très attaché à mon éducation oroniste, au final (et mon mariage n’a rien arrangé)… et en plus je suis nul en magie. Une belle perte de temps. Mais, contrairement à Irina, je n’y ai passé que quelques courtes années. Elle… elle baigne dedans depuis toute petite. Elle n’a pas connu grand-chose d’autre. Et cela m’inquiète. Le lavage de cerveau de la famille n’a pas l’air de l’avoir complètement changée, mais, sur le chemin de la caserne, je ne peux m’empêcher de remarquer les regards pleins de pitié, parfois jugeants, qu’elle adresse aux animorphes, nymphes et autres hybrides que nous croisons. Elle n’a pas fait de commentaire à voix haute, mais je sens sa méfiance. Je n’ai pas osé l’interroger à ce sujet. Je n’ai fait que parler de choses légères, du temps, des boutiques… tout en évitant de trop l’interroger sur son travail ou son quotidien. Elle avait l’air contente, elle a même un peu ri, alors, j’ai continué.

Nous avons fini par arriver à destination. J’ai immédiatement conduit l’adolescente dans les étables à ciel ouvert des pégases. Certains, contents de me voir, n’ont pas caché leur jalousie en constatant que je suis accompagné. D’abord intimidée, Irina m’a aidé à brosser les ailes et le pelage de mes amis équins. Je la vois se donner du mal et m’arrête parfois dans mon ouvrage pour simplement la regarder faire. Si seulement… si seulement elle pouvait toujours avoir l’air si insouciante. Comme une enfant de son âge. Il faudrait…

Une nouvelle fois, je suis à deux doigts de lui demander de venir avec moi et de quitter le monastère. De lui promettre de me rattraper. C’est plus fort que moi, j’ai envie de la sauver… mais quitter Yggdrasil est devenu difficile par les temps qui courent. Et je ne peux pas lui imposer une vie en cavale. Mais… est-ce qu’on serait vraiment poursuivis ? Recherchés ? Quelque chose me dit que son père se fout bien qu’elle parte ou reste. Qu’elle soit humaine ou hybride. Qu’il pourrait… qu’il pourrait en venir à l’éliminer, elle aussi, un jour, si je ne fais rien.

Perdu dans mes pensées, je n’ai pas vu Irina se rapprocher de moi avec un air grave. Elle regarde autour de nous et me parle à voix basse, comme si elle était dans l’urgence.

« Alexander est encore en vie. Et Ludwig aussi. »

…Quoi… ?

Ma respiration s’est suspendue. J’ai l’impression que quelque chose m’écrase le cœur et les poumons. Vivants… ils—

« Qu’est-ce que t’as dit-- »

Je n’ai pas le temps de comprendre ce qu’elle vient de me confier qu’une silhouette imposante entre dans l’écurie. Je sursaute et ne parvient pas à calmer mon cœur en panique en reconnaissant Helmut qui… comment a-t-il su que… ? Il ne m’adresse pas un regard. Son expression se durcit. Il semble bien loin de ses provocations immatures et de sa fausse politesse de tantôt. Ses yeux fixent Irina un instant, puis il esquisse un mouvement de la tête afin d’intimer à sa fille de revenir vers lui.

« Dépêche-toi. On rentre. »

Son ton autoritaire et dégoulinant de suffisance me met hors de moi. Est-ce qu’il s’adresse toujours comme ça à Irina ?! Il parle comme sa propre mère.

« Elle a un prénom. »

Il m’ignore royalement. Irina pose une main tremblante sur mon bras et secoue la tête, m’intimant de ne pas faire de vague. Mais… je ne peux pas juste rester là sans rien dire.

« Casses-toi. Elle a le droit d’être ici. »

Il ne m’adresse toujours aucun regard. Pas la moindre réaction. Irina, de son côté, obtempère et entame le chemin vers le cardinal impassible. Je la retiens par le poignet, l’air implorant.

« Tu… tu n’es pas obligée d’y aller. Tu as le choix. »

Irina se libère de mon emprise d’un geste vif. Elle secoue la tête, son expression se fait plus insistante. Sa bouche articule quelque chose comme « s’il te plait, ne fait rien ». Je sens ma gorge se serrer et constate mon impuissance. La nausée me brule l’estomac. Quel abruti. J’arrive 10 ans trop tard.

Est-ce qu’elle savait que cela se passerait ainsi ? Qu’il la retrouverait si vite… ? Elle a pris un risque en venant me voir. Elle voulait peut-être simplement me dire pour ses frères… le choc m’empêche de réfléchir normalement. Est-ce que c’est vrai… ? est-ce qu’Alexander et Ludwig sont… ? Mais comment… ? Je… est-ce qu’elle… me demande de les trouver et de les protéger ? je ne sais pas. Je…

Irina est désormais aux côtés de son père qui lui fait signe de sortir. Je m’avance vers la porte et aperçoit un type en robes oronistes une dizaine de mètre plus loin. L’adolescente lui envoie un regard des plus mauvais… surement un sous-fifre d’Helmut. Ce dernier s’apprête à partir également. Oh que non. Il va être content, tiens, lui qui cherchait une réaction de ma part pendant tout ce temps. Je me suis promis de laisser couler, de ne pas le confronter physiquement mais… cette fois, il ne s’agit plus de moi. Je franchis le reste de la distance qui nous sépare et le choppe par le col, le pousse contre le mur extérieur de l’écurie de toutes mes forces. Il a beau me dominer en taille et en largeur, cela ne m’empêche pas de foutre mon poing dans sa figure. Il ne cherche pas à esquiver le coup. Cela faisait des mois… des années que ça me démangeait.

Vu le brouahaha que mon coup de sang déclenche chez les passants et mes camarades militaires (dont certains me disent de ne pas faire le con)… Probablement que ce n’était pas mon geste le plus malin. Peu importe. C’est fait. Les gens réagissent et s’avancent, certainement pour essayer de nous séparer, mais le cardinal esquisse un signe de main, comme pour apaiser ceux qui assistent à la scène, leur intimant par son geste de nous laisser régler nos différents. Je ne regrette pas de l’avoir frappé mais je suis frustré de constater qu’il a l’air de s’en moquer. Il m’envoie même un regard complice. Nous… c’est déjà arrivé. Nous nous sommes déjà retrouvés dans cette situation, le jour de la mort—de l’abandon d’Alexander. A cette réalisation, la terreur m’envahit. Est-ce que tout ça n’est qu’un cycle qui va fatalement se répéter… ? Irina…  

Et en plus, c’est encore moi qui vais passer pour le connard de service. Il a eu l’air un peu sonné, mais reste impassible. Son nez saigne et coule sur son col, sur mes doigts. Il me fixe à nouveau, esquisse un haussement de sourcil, bascule un peu sa tête sur le côté avec un air narquois, presque infantilisant, comme pour me demander : « aller, dis-moi ce qui te tracasse ».

Ma voix n’est qu’un sifflement mauvais. Il traduit mon exaspération lorsque je m’adresse à Helmut qui ne peut plus m’ignorer.

« …Si tu lui fais du mal pour ça je… »

Je n’arrive que peu à articuler, à voix basse, tout ce que j’ai envie de lui hurler au visage. Mais je suis également furieux envers moi-même. J’arrive tard. Tellement tard. Peut-être trop tard. Je veux faire quelque chose pour Irina, mais je… est-ce que j’en ai la possibilité ? Est-ce que je ne viens pas de signer mon arrêt de mort ? Non. Il veut que je pense ainsi pour m’empêcher d’agir. Que je doute. Que je fasse l’autruche. Plus maintenant… plus---

« Pourquoi t’imagines-tu que je vais lui faire du mal ? »

Son regard redevient sévère, son ton parfaitement neutre. Comme un reproche. Comme s’il était offensé que je puisse seulement imaginer (avec raison) qu’il puisse maltraiter Irina, comme il l’a fait avec ses—nos autres enfants. Puis, ses épaules se détendent et il émet un claquement de langue, lassé. Il se met à parler plus haut, comme pour s’assurer que les plus curieux l’entendent.

« Tu n’as jamais été là pour elle, toi… tu n’as aucune leçon à me donner. »

Comment ose-t-il ? Oui, je ne suis qu’un père absent. Mais comment ose-t-il me faire la morale sur ce sujet-là ?! Il croit que je suis dupe ? Que je vais croire qu’il a changé, de son côté ?

« Arrête. Je sais que t’en a rien à faire ! »

Pas à moi.

Un long silence passe. Mes yeux, remplis de fureur, ne quittent pas ses pupilles inexpressives. Après plusieurs interminables secondes, Helmut se met à sourire de manière plus candide.

« Oh, non, Martin… Va-t-on vraiment être un de ces couple qui-- »  
« On est pas un couple. »

Ça le fait rire, en plus ?! Evidemment que ça le fait rire. Ma prise sur son col se durcit. Le fait que j’écrase un peu plus sa gorge ne fait qu’élargir son rictus. J’espère encore que ça le fera paniquer. Tu parles, c’est exactement ce qu’il attendait. Il doit être en train de prendre son pied comme jamais, à voir et sentir à quel point j’ai envie de l’étriper. Cela fait des mois qu’il n’attend que ça. Soutenir son regard commence à faire fourmiller mon estomac. Mon cœur s’affole encore plus. Il me dégoute. Je… je me dégoute.

De son côté, il lève les yeux au ciel et émet un soupir de diva.

« Oh, peu importe… »

Nouveau sourire en coin trop familier. Mon ventre me picote et mes doigts serrent plus fort. Je hais comme son emprise a marqué mon esprit de manière indélébile. Comme sa proximité finit toujours par faire apparaître dans mon cerveau cette sensation de… de complicité irréelle. Cette fausse envie de proximité. Ce désir factice… ce n’est que mon instinct de survie qui s’affole. Car il est plus facile d’aller dans son sens pour me préserver que de le confronter.

« C’est trop mignon, de penser que tes mots peuvent m’atteindre. »

A force de serrer, les muscles de mes doigts se contractent et me font mal. Je dois le lâcher. C’est assez. Ça ne servira à rien, de toute façon. J’aurais pu songer à le tuer tout de suite, mais je sens bien que malgré ses mots, il est sur ses gardes et pourrait en fait autant. Et puis, Irina se serait retrouvée seule… mais… peut-être que ça ne serait pas plus mal, finalement. Que lui comme moi disparaissions de sa vie… de la vie de nos trois enfants. Une bonne fois pour toute.

Je finis par lâcher Helmut et fais un pas en arrière. Mon souffle est court. Il se masse le cou, reprend également sa respiration, malgré son nez obstrué par le sang. Puis, il s’adresse à moi à voix basse. Il a l’air tellement satisfait. Comme s’il avait gagné quelque chose. J’ai beau le trouver pathétique… je ne suis pas vraiment mieux, actuellement.

« Tu es tellement déterminé et téméraire. C’est ce qui m’a toujours plu chez toi. »

A nouveau, je cède à la provocation et me rapproche, ma main sur le pommeau de mon épée.

« Tu as de la chance qu’on soit dans un lieu public, car je-- »

Je l’ai bien frappé, s’il croit que je m’arrêterais là il… En un instant, il a comblé la distance que j’avais mise entre nous. Je sens quelque chose de froid contre ma clavicule.

« Je pourrais dire la même chose. »

Un poignard, partiellement dissimulée sa manche, contre ma peau, me fait bondir en arrière. En garde, je m’attends à devoir l’affronter. Mes camarades tentent encore de m’avertir et cette fois, j’obtempère, je recule pour de bon. Lui aussi prend ses distances et on ne se quitte pas des yeux jusqu’à ce qu’il rejoigne Irina et son… son sous-fifre qui lui tend un mouchoir sans manquer de lui faire des courbettes.  Pendant qu’il s’essuie et grogne quelque chose comme « j’espère qu’il m’a pas encore pété le nez ». Je sais que des passants l’ont bien entendu, vu les regards de travers que l’on me lance. Je regarde dans la direction d’Irina, qui a l’air plutôt mal à l’aise vis-à-vis de ce qui vient de se passer. Ça doit lui rappeler des mauvais souvenirs… quel con, mais quel con… et pourtant, je n’ai rien voulu de tout ça. Il l’a cherché et j’ai cédé. En public. Une fois de plus. Est-ce qu’il va me charger pour ce qui vient de se passer ? Il a certainement d’autres chats à fouetter, mais je sais comme il aime me pourrir. J’ai l’impression d’avoir anéanti le résultat de tous mes progrès depuis des années. Mais… ce n’est pas ma faute. J’ai… j’ai appris à être patient, à tolérer, ignorer mais… cette fois, il s’agissait d’Irina. Je veux qu’il sache… qu’il s’ache qu’il ne peut faire n’importe quoi avec elle. Mais… est-ce que ma manière de réagir a vraiment servi à quelque chose ? N’a pas juste empiré la situation. Elle m’a demandé de ne pas m’en mêler et j’ai… quel abruti.

Je ne peux adresser qu’un vague signe de main en direction d’Irina pour lui dire au revoir. Elle regarde ailleurs, mal à l’aise. Crétin.

Je dois parler de ça à Olaf la prochaine fois que je le verrais. Je vais aussi… partir à la recherche d’Alexander et Ludwig dès que je le peux. Mais je n’ai aucune idée de par où je pourrais bien commencer. Mais, Olaf et Théodule voient passer du monde à la taverne, peut-être qu’ils ont entendu quelque chose… argh. Je ne sais vraiment pas. Perdu dans mes pensées, je ne réagis que lorsque l’un de mes camarades me secoue et insiste pour que je répondre à sa question : « qu’est-ce qui t’a pris ?! ». S’il savait. Je n’ai même pas envie de me justifier. De raconter toute ma vie. Toute façon, on ne me croira certainement pas. Ou alors, on me dira que j’exagère.

Tout en ravalant ma frustration et mon inquiétude, je décide de respecter ce qu’Irina m’a demandé. Je vais faire profil bas et… essayer de retrouver ses frères.


*****


Revoir ces deux-là se battre ne m’a ramené que des mauvais souvenirs. Même si j’aurais aimé être à la place de Martin quand il a frappé père, je suis encore sous le choc. J’ai déjà vu cette scène, le soir où Martin a quitté la maison pour la première fois. Où il ne s’est pas soucié de me laisser derrière. Evidemment, que je lui en veux. Je n’arriverais pas à lui pardonner. Il nous a quand même abandonnés, avec Ludwig. Mais… s’il y a bien quelqu’un dans cette ville qui peut réellement nous aider, Alex et moi, c’est lui. Je crois. Je… je ne me sers pas de lui. J’avais juste besoin d’appeler à l’aide. C’est tombé sur Martin car je n’ai pas grand monde, en dehors de lui. Je pense, que, malgré tout, il est digne de confiance. Pour cette affaire-là, en tout cas.

Est-ce que j’aurais dû dire la vérité à Martin, lorsqu’il m’a demandé si Helmut me faisait du mal… ? Ça aurait certainement empiré les choses. Enfin, je n’en sais rien mais, j’ai bien vu comment tout ça s’est terminé, à cause de moi.

Je savais bien qu’Helmut se débrouillerait pour me retrouver. Il s’est servi d’Hermès, ce prêtre supérieur prêt à tout pour plaire et obtenir une place au conseil. Certainement qu’Helmut a bien réussi à se faire passer pour le papa absent mais quand même inquiet, car les temps sont durs. Puis, je vois bien comme mon géniteur envoie des faux sourires à son collègue en le remerciant de l’avoir prévenu quand il m’a vu quitter le monastère en douce. Je pourrais crier et faire un scandale en public en espérant que quelqu’un m’écoute et me croie. Mais je pense que ça n’arrivera pas. Pourquoi donneraient-ils raison à une adolescente hystérique qui, vu de l’extérieur, ne fait que se rebeller contre son père, comme toute gamine de son âge le ferait ? Je me contente de serrer les dents en suivant Helmut et son larbin.

Lorsque nous arrivons non loin de l’académie, Hermès prend congé le temps de passer à la bibliothèque. Mon paternel m’invite à le suivre dans les jardins de l’académie. Je sais qu’il a quelque chose derrière la tête.

« …Vous allez me punir ? »

Je ne sais pas pourquoi j’ai formulé ça avec un ton de défi. Comme si je pouvais prendre le dessus en lui faisant croire que je n’ai pas peur de lui ou de ses represailles. Il m’observe brièvement puis redirige son regard sur le chemin. Il souffle du nez, comme pour retenir un rire dédaigneux.

On se dirige vers l’académie de magie. Il doit avoir des leçons à donner. Que ce type puisse s’occuper d’autres personnes de mon âge et passer pour un bon professeur et un type bien alors qu’il n’hésite pas à  frapper et torturer ses propres enfants… ça me donne envie de vomir. Il sait très bien ce qu’il fait.

Dans les jardins entourés d’arcades de l’académie de magie, des élèves sont penchés sur des grimoires et révisent leurs sorts. Mon géniteur se pose sur un banc, fouille dans ses parchemins et m’en tend un. Comme je ne comprend pas, il insiste et le place sans ménagement dans ma main. En l’ouvrant, je découvre des formules écrites par lui-même. Une magie météorologique sur laquelle il fait ses recherches récemment. Il est privé de l’utilisation de ses pouvoirs temporairement alors… il veut que je serve de cobaye… ? Mais…

« …Vous êtes au courant que je ne peux presque pas faire de magie ? »

Il se retourne avec un sourire en coin presque joueur. Un éclair d’intérêt, vicieux, passe dans son regard.

« Eh bien, un peu d’exercice ne te fera pas de mal. Les formules sont vraiment simples, tu verras. »

Sous-entendu : « si tu n’y arrives pas, c’est vraiment que tu es nulle, ma pauvre fille ». Trop aimable. Je reste un moment immobile. Il va faire quoi ? M’obliger à essayer de faire de la magie au-delà de mes compétences ? Il a besoin de ça, pour se décharger de sa frustration d’être trop con pour se gérer lui-même quand il utilise ses pouvoirs ?!

« Dépêche-toi, on n’a pas toute la journée. »

Son ton est léger mais son regard se fait plus insistant. Ai-je le choix… ? De toute façon… ce n’est pas comme si j’avais le loisir de m’en aller ou de faire autre chose. Je lis et relis le parchemin lentement, comme pour gagner du temps. Je n’ai vraiment pas la tête à ça. Comment est-ce que je pourrais me concentrer après ce qui vient de se passer… ? Plus les minutes passent, plus l’anxiété me gagne. Mon ventre, tordu par l’angoisse, me fait mal. Le fait qu’il me surveille, qu’il se lève pour vérifier que je fais ce qu’il m’a demandé, se rapproche sans rien dire… ça me fait finalement céder à la peur. Le fait qu’il s’en prenne de plus en plus à moi depuis l’apparition du gardien dans la ville haute n’aide pas à me rassurer. Père a toujours été plus ou moins abusif et manipulateur, quand il ne se contente pas de me négliger, mais… quelque chose me semble différent, cette fois-ci. J’avais appris à me protéger de son comportement, mais, là, ça ne fonctionne plus. Est-ce à cause la venue de sa mère peu avant la catastrophe du jour des fiançailles de l’empereur ? Ou est-ce son utilisation abusive de la magie qui a fini par casser quelque chose dans son cerveau… ? Dans les deux cas, tout ça n’a rien de rassurant.

Hermès est revenu pour me surveiller tandis que son supérieur travaille sur ses grimoires. Alors, je finis par m’exécuter. Même si je sais que ça ne sert à rien. J’essaie de m’appliquer autant que je peux. Comme je n’ai pas l’habitude, que je ne suis pas douée avec les formules, je m’épuise très vite. A un moment donné, je m’agenouille sur la pelouse afin de continuer de lire, tout en me reposant.

« Quoi ? tu es fatiguée ? »

Je le sens moqueur. Frustrée et exténuée, je grogne et le toise sans dissimuler la moindre agressivité.

« Bah, oui ! Vous savez bien que je ne peux pas faire de magie ! A quoi ça sert, tout ça ?! »

Il lève les yeux au ciel.

« C’est toi qui voulais être punie, alors arrête de te plaindre. »

Qu’est-ce qu’il vient de… ?!

« Je n’ai jamais… ! »

Je lui ait demandé s’il allait me punir, mais ce n’était pas une invitation ! Ah ! je m’excuse d’avoir eu peur des conséquences des mes actions, hein…! Actions qui ne justifiaient en rien le traitement qu’il me fait subir actuellement… mais passons. C’est dégueulasse de retourner ma peur de subir à nouveau des violences de sa part à son avantage !!

Mais… je ne devrais même pas m’étonner qu’il utilise de telles méthodes.

« "Jamais"… quoi ? Arrête de mentir. »

Mais qu’est-ce qu’il… !! Est-ce que… est-ce que c’est vrai ? Est-ce j’ai vraiment… ? Je secoue la tête. Je ne sais plus. Pourquoi suis-je si vulnérable face à un mensonge aussi évident et minable ?!

Pourtant, je… je sais bien que je n’arrive plus à me fier à mon jugement depuis longtemps.

Sa désinvolture me met hors de moi. Je ne sais pas comment Martin a fait pour tenir si longtemps avant de cèder pour le frapper. Je ne peux même pas en vouloir au Hildawagner d’avoir craqué. Je… je ne sais pas comment me contenir. Hors de moi, je me lève et j’élève le ton.

« Vous me punissez pour avoir manqué à mes devoirs au monastère, ou parce que je côtoie Martin ?! »

Une réponse. Je veux seulement qu’il réagisse de manière prévisible. Juste une fois. Juste… me sentir écoutée. Ne pas avoir l’impression de devenir folle.

Vain espoir. Je vois mon paternel qui grogne en rangeant ses affaires. Il prend ses grimoires sous son bras et grimace en me toisant de travers.

« Pourquoi est-ce que tu te donnes comme ça en spectacle ? »

Me donner en spectacle ?! C’est lui qui joue au con en permanence... ! Je vais vraiment finir par l’étriper dans son sommeil. Mes envies de le massacrer ne s’atténuent pas lorsqu’il ouvre à nouveau la bouche. J’ai du mal à respirer et mon teint doit être cramoisi.

« … Fais preuve d’un peu plus de décence, quand nous sommes en public, s’il te plait. C’est déjà suffisamment embarrassant que tu ne saches même pas lire un parchemin. »

Il a forcément entendu les séminaristes qui ont ricané à ses mots en passant sous les arcades. Comme s’il se souciait réellement de son image. Il veut juste m’humilier publiquement, devant ses petits étudiants adorés. M’isoler encore plus. Je fulmine et serre les poings, mais je n’agis pas. Il va finir par se lasser… pas vrai… ?

« Enfin… j’imagine que tu as du travail. Je te libère. »

Il récupère le parchemin laissé sur le sol. Tandis qu’il vient plus près, je me prépare à prendre mes distances. Sa main est plus rapide pour attraper mon poignet et me retenir. En me serrant fermement, sans pour autant me faire mal, il m’amène plus près. Son regard inexpressif de poisson mort est dans le mien. Je serre les dents et le soutiens, sans ciller. Mais je sens quand même mes jambes trembler.

« Je sais que toi et Martin vous me cachez des choses. Je trouverais ce que c’est. »

Il parle plus bas. Je lui cache des choses, il est vrai. Il ne sait pas pour mes frères. Et même s’il savait, il s’en foutrait probablement. Ses paroles ne me font pas frémir. Elles me donnent juste envie de partir loin avec Alex pour retrouver Ludwig. J’ai peur qu’il s’en prenne à eux. Mais… à quoi est-ce que ça pourrait bien lui servir ? Le fait de m’humilier, de me faire du mal et d’exerce son emprise ne lui est d’aucune utilité non plus. Le fait qu’Helmut puisse ruiner la vie de ses « proches » vulnérables par pure malice, par impulsivité, juste parce qu’il n’est qu’un sale con qui compense sa pathétique existence… c’est suffisant pour craindre pour les jours de mes frères.

J’essaie de retrouver de la contenance. J’inspire profondément et essaie de calmer ma voix tremblante.

« Je ne cherche pas à vous nuire, si c’est ce qui vous préoccupe. »

Comme s’il en avait quelque chose à faire, que j’y pense. Il me sourit avec candeur, puis porte une petite tape, faussement affectueuse, sur mon épaule.

« Bonne petite. »

Il s’en va et me laisse sous la surveillance d’Hermès. Enfin. Une fois qu’il a disparu, je me précipite vers le fond des jardins car je sens que je vais être malade. J’ai plusieurs haut-le-cœur qui ne donnent rien. Je suis à bout de souffle. Les larmes coulent sur mes joues. Je tombe à genoux sur l’herbe. Hermès se rapproche. Il semble confus, comme si mon comportement ne faisait aucun sens. Pourtant, je le sens compatissant lorsqu’il vient plus près. Son inquiétude est sincère. Je n’en ai tellement pas l’habitude que… c’est suffisant pour me faire me sentir mieux. Juste un peu.

« Dame Irina… ? Tout va bien… ? »

J’inspire et sèche mes larmes. Mon estomac me brûle. Je suis épuisée. Je lève les yeux vers le prêtre supérieur a l’air bienveillant. Il a l’air gentil, pourtant… ça ne lui fait rien, de courber l’échine devant quelqu’un comme mon père ?

« Vous n’avez pas honte… ? »

Soufflais-je, ne sachant pas quoi dire d’autre en me rappelant son attitude à l’égard du cardinal.

« Je… pardon ? »

Il a l’air sincèrement perplexe et ne se braque même pas. Peut-être que lui-même sait bien que sa démarche est questionnable. Je n’arrive pas à lui en vouloir… sans doute qu’il est manipulé, lui aussi. Mais lui… lui, il a le choix.

« Monsieur Hermès, vous… »

Je me redresse, prend un ton plus ferme. J’aimerais qu’il sache ce qu’il fait. A qui il a décidé d’obéir au doigt et à l’œil, dans l’espoir d’obtenir une place sociale plus élevée.  

« Ça ne sert à rien de faire ce qu’il vous demande. Il ne vous donnera jamais ce que vous voulez, vous savez. »

Je ne sais pas vraiment ce qui se trame dans le conseil, mais je connais assez père pour savoir qu’il ne fait que se servir d’Hermès. Il le jettera à la première occasion. Le prêtre supérieur a soudain l’air embarrassé. Il bafouille et tente, de manière bien piteuse, de se défendre.

« … V-vous êtes trop jeune pour comprendre. Il… il vous fait surveiller pour votre bien, j’en suis convaincu. »

Je grogne et lève les yeux au ciel. Il le fait exprès ou il est juste débile ?

« Comment vous pouvez dire ça ?! J’ai failli faire un malaise sous vos yeux ! »

Il entrouvre la bouche, mais n’a rien à répondre. Il n’ose plus soutenir mon regard. A quoi ça lui sert de se voiler la face comme ça ? Depuis qu’il est en Yggdrasil, tout ce qu’Helmut essaie de faire, c’est d’attirer l’attention de ses collègues sur ses recherches en magie météorologique et sur les prophéties… tout ça pour faire oublier d’où il vient. Est-ce que ça leur a vraiment fait omettre tout le reste… ? Est-ce qu’ils mordent réellement à un hameçon aussi simpliste que « regardez je n’ai pas les mêmes méthodes que ma mère ça signifie donc que je suis différent » ?! Mais j’imagine qu’un conseil religieux majoritairement rempli d’humains n’a pas vraiment de soucis moral à fermer les yeux sur des rumeurs de torture d’hybrides quand ça les arrange. Est-ce que même, ça les gênerait d’apprendre que le Cardinal est un père abusif ? J’ai essayé de faire des recherches de mon côté pour avancer des preuves aux choses que j’ai vues de mes propres yeux. Mais les anciennes demeures de la famille, tout comme l’aile nord du monastère Edenweiss, ont toutes brûlé. C’est bien pratique.

« Vous êtes tellement naïf. Et en plus, vous êtes un gros lâche. »

Plus ça va, plus je… plus j’ai la sensation qu’aucun adulte n’est capable de me venir en aide. Qu’il n’y a que des pleutres qui ne pensent qu’à leur carrière. Pourquoi Hermès ou même Martin seraient-ils différents des autres… ?

« C’est pour ça… c’est pour ça qu’il se sert de vous… »

Ma voix se brise et je me recroqueville sur moi-même. Hermès reste là, sans rien dire. Je sais qu’il me regarde avec son air de chien battu. Qu’il essaie de comprendre. Je n’ai rien dit mais je pense que ma détresse parle d’elle-même. Après cette journée, Helmut ne tardera pas à me trouver un autre chaperon. Comme si Hermès allait faire quoique ce soit pour m’aider, sachant que sa carrière est en jeu.

Mais moi, alors… ? J’ai besoin d’aide. Juste d’être écoutée et crue… est-ce trop demander ?

Après un moment restée ainsi, le regard dans le vide, Hermès finit par me tirer de mes pensées noires. Le vent s’est rafraichi et la lumière décline. De gros nuages ont recouvert le soleil. L’orage nous guette. Maladroitement, le prêtre me tend un mouchoir.

« Allons nous abriter. »

Je lui emboite le pas. Nous nous sommes assis sur un banc sous les arcades et avons regardé l’averse pendant longtemps. Aucun de nous n’a soufflé mot, mais ce temps mort m’a un peu apaisée. Hermès a fini par me raccompagner au monastère en début de soirée, pour le repas. Je n’ai presque rien avalé. Ensuite, j’ai aidé les autres séminaristes à ranger la salle à manger. Les autres m’ont fait remarquer que j’étais blanche comme un linge (plus que d’habitude, j’imagine) et j’ai simplement déclaré que j’étais malade et que je devais aller dormir. Personne n’a essayé de me retenir ou de me rappeler l’existence de travaux collectifs… j’imagine que c’est utile, parfois, d’être la fille du Cardinal. Tant pis pour ce que dira Helmut, je décide d’aller directement me coucher, en fermant ma porte à double tour.  

Malgré mon désir de vaincre l’insomnie, j’ai peur de fermer l’œil. Je ne pense qu’à Martin, à Alex… je me sens coupable. S’ils meurent, est-ce que ça ne sera pas un peu ma faute… ? Est-ce que je vais me retrouver toute seule ?

…Qu’est-ce que tu racontes, Irina ? T’as toujours été toute seule. Tu as cru que ça allait changer en venant en Yggdrasil ? Non. Ce n’est qu’une question de temps. Ton père à abandonné, face à sa propre mère. Pourquoi est-ce que tu serais différente de lui ?

Les voix ont hanté mes cauchemars. J’ai beau tout faire pour résister et garder espoir… je sais que ce n’est qu’une question de temps avant que je cède à mon tour.


*****


La nuit après l’incendie. Je sais que tu t’en souviens. C’est la nuit où tu as réalisé que tu as perdu. Ton existence et ta famille ne sont qu’une farce grotesque, tu le sais aussi bien que moi.

« C’est sa deuxième tentative cette année. »

Tu restes silencieuse face à notre père. Pour retenir le tord que tu fais aux Edenweiss, il n’est pas sénile.

Tes poings se serrent. Tu es furieuse. Mais tu aurais dû le voir venir… Ah… je me demande bien pourquoi rien ne se passe jamais comme tu le souhaites…?

« …je me fiche bien que ton dernier fils meure, Alma, mais s’il pouvait éviter de faire bruler le monastère… »

Oui… Helmut pense quotidiennement à mourir. Ce n’est qu’une question de temps avant que je sois le premier héritier en lice.

Je lâche un soupir mi-las, mi-amusé.

« Je ne vois pas pourquoi cela vous surprend encore, Père. Mourir en ruinant la vie des autres, c’est tout ce que cette famille de bâtards savent faire. »

Je t’entends grincer des dents, sœurette.

Ne fais pas la victime. C’est toi qui a débarqué et qui a causé la ruine de notre illustre famille. Ne sois pas fâché si je te nargue… moi qui n’ai jamais été en tord, qui me suis contenté de regarder. J’aurais au moins la satisfaction de déclarer « je te l’avais dit », sur ton lit de mort.

« Combien de temps avant que « Moumou » se taille les veines sur l’autel durant la messe du matin ? Les paris sont ouverts ! »

Tu trouves ça de mauvais gout ? Pas autant que l’immense blague qu’est ta simple existence.

« Ernzt, cesses tes enfantillages. »

Ce n’est pas un vieux grincheux sénile qui ne peut plus quitter son lit qui va me faire taire.

« Pourquoi tu ne le laisses pas mourir, s’il y tient tant… ? »

Tu te tourne enfin vers moi. Tu m’avertis d’un regard assassin.

« Ah, oui… s’il meure, tu peux faire une croix sur ta succession, à ce qu’il paraît… »

Mon sourire en coin satisfait te met hors de toi.

« Que je te crame le visage deux fois ne t’a pas suffi, espèce de déchet ?! »

Tu as toujours su trouver les mots pour me faire rire.

« Oh, Alma, tu pourras me défigurer autant que tu voudras, j’aurais toujours meilleure gueule que ta petite vie minable. »

Père est pris d’une quinte de toux qui coupe court à notre crépage de chignon.

« Arrêtez vos chamailleries tous les deux ! »

Ah… le papounet sénile a parlé…

« Ne vous en faites pas, elle va envoyer son larbin favori rafistoler ce pauvre gamin. On sera reparti pour 3 mois… 6 mois, peut-être, si on est chanceux… »

Pauvre Siegfried. S’il m’avait choisi moi, plutôt que toi. Il n’aurait jamais manqué de rien. Je lui aurait fait voir toutes les merveilles d’Altissia. Ou peut-être pas. Je peux en avoir pleins, des comme lui.

Notre « réunion de famille » à ainsi duré encore un petit moment. Tu étais derrière la porte pour nous écouter, évidemment, Moumou. Tu n’as jamais aimé dormir, pas vrai… ? Au moins… tu as toujours su ce que tu étais. Un outil. Ta mère voulait que tu sois une arme. Et ton père… hm… ton père ne s’y est jamais vraiment opposé, quoique tu en dises, n’est-ce pas ?

Malgré tout ça… où que tu sois actuellement et d’ici le moment où tu me laisseras ta place… fais de beaux rêves.



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Helmut se fout de ton avis et méprise ton existence en #333399