Lumen Dellombrey ~ Tornade en approche

Benjamine d’une fratrie de trois enfants, son prénom pouvait présager qu’elle serait le rayon de soleil de cette famille. Née pendant la période de la Fête du Soleil, tout semblait réuni ! Peut-être était-ce en tout cas la volonté de ses parents, peut-être pas… Toujours est-il qu’ils n’avaient peut-être pas gagné au tirage au sort, le jour de sa conception !

Mais laisse-moi, j’ai plus 4 ans !
Lumen, tu en as 6. Donc calme toi un peu. Tu écoutes ton grand frère.

Sa mère avait parlé, la petite s’était renfrognée. Pourquoi devait-elle toujours écouter l’un ou l’autre de ses frères, hein ? Sous prétexte qu’ils étaient sortis de là dedans avant elle ? Tssss… la vie était injuste quand on était la petite dernière. La moue enfantine, et les joues encore rondes, elle boude de manière bien trop théâtralisée. Bras croisés, et nez retroussé, elle fusille de son regard clair sa mère, au dos tourné. Puis elle reporte sa colère vers Edward, planté là à côté d’elle, épée d’entraînement en main. Le sourire moqueur qu’il affiche a le don de l’agacer encore plus. Comment pourrait-elle gagner contre lui, de sept ans son aîné ?

Le souvenir lui tire un sourire. Une session d’entraînement parmi tant d’autres. Depuis son plus jeune âge, elle y a eu droit, comme les deux garçons de la maisonnée. Pour cela, sa mère avait suivi une sorte d’équité, donnant les même outils à sa fille, adapté à sa condition physique et à son plus jeune âge. Et comme sur un fleuve qui scinde en deux une terre accueillante, la gamine avait navigué d’une rive à l’autre au gré du courant. Tantôt élève appliquée, tantôt petit diable qui n’en a que faire. A vrai dire, elle n’a jamais envisagé, à contrario d’Edward, de suivre les traces maternelles. Pas plus que celles, paternelles, qu’avait pris Carnby. Elle avait très tôt décidé qu’elle tracerait sa propre route, indépendante. Prenant le meilleur de chaque parti, et laissant le reste sans aucun scrupule.

Il faut dire que son caractère s’est très vite affirmé, ce n’en est que le reflet concret. Comment faire autrement, face aux deux énergumènes lui servant de frangins ? Oh, c’est vrai… elle aurait pu être sage et docile, réfléchie. Érudite. Et à vrai dire, il lui arrivait de l’être. Tant qu’on venait pas la titiller et l’énerver. Et tant qu’elle y voyait plus une utilité qu’une contrainte. Et puis, en tant que troisième, il lui fallait bien faire sa place, exister par elle-même. Non ? Si elle avait aimé la protection et l’attention dont elle avait pu faire l’objet par les hommes de la maison, père inclus, qu’elle en avait joué et en jouait encore, elle avait aussi aimé s’en émanciper de plus en plus souvent en grandissant.

Enfin, c’est comme ça qu’elle a pu évoluer dans cette fratrie, malgré la place de troisième et dernière enfant. Elle se voit un peu comme la pierre angulaire, l’équilibre indispensable. En toute objectivité, bien sûr ! Imbue d’elle-même ? Peut-être légèrement, parfois. Toutefois, c’est comme ça qu’elle le ressentait, aimant ses deux ânes butés, chacun à leur manière. Sans cesse entre ses deux aînés, dont les relations n’avait jamais été, de sa mémoire d’enfant en tout cas, au beau fixe. C’est le moins qu’on puisse dire. La jalousie de l’aîné envers le cadet lui est apparu assez tôt comme une évidence, même si elle n’a su le comprendre réellement que bien plus tard. Y mettre des mots et en chercher la raison, un peu plus encore. Le plus surprenant pour elle, quand elle eut compris la source de cette relation conflictuelle, c’est la différence qu’Edward avait fait avec elle.

Parce qu’elle aussi pourtant, avait un truc en plus. Oh, si discret… Quelques écailles, une longue queue, des ailes. Des crocs, des griffes… Franchement, pas de quoi en faire tout un plat, non ? Enfin, pas au quotidien, heureusement. Tout le monde l’avait bien plutôt bien pris, la première fois qu’elle s’était transformée. En même temps, avaient-ils le choix ? Lumen ne l’avait pas, elle, alors ils avaient du faire avec aussi. Héritage paternel, c’est sa grand-mère qui, usant de patience et de conseils, l’avait guidé vers une totale acceptation de sa forme bestiale.

Pourtant, au début, ce n’avait pas été si simple que cela. Au fond, Lu’ n’avait été qu’à moitié surprise. Elle aimait la chaleur, le feu de son frère ne l’avait jamais totalement effrayé ou inquiété… A vrai dire, elle s’était même longtemps demandé si elle n’avait pas hérité de la même hybridation, en latence. Alors un dragon… bon, ça compliquait juste un peu plus les choses, non ?

Hummm… si seulement.

Le gabarit d’abord. Prendre conscience d’un autre corps. Plus long, plus puissant, plus dangereux aussi. Plus encombrant, de fait. Même si dans ses jeunes années, elle n’était clairement pas plus haute qu’un tabouret, et à peine plus longue que son propre lit. Toutefois, allez bouger sans renverser quoi que ce soit en se tournant un peu trop brusquement ! Elle avait à son actif quelques anecdotes plus ou moins drôles, plus ou moins critiques. Qu’il serait bien trop long de détailler ici.

Et les ailes… On en parle, des ailes ?

Non, parce qu’en plus d’avoir une envergure sensiblement égale à la longueur de son corps, il avait fallu apprendre à ne pas les étendre à tout va… et apprendre à voler ! Bon, c’est vrai, ça, avec le recul, c’est plutôt cool ! Mais ça ne s’était pas fait dans la joie et la bonne humeur, en deux coups de cuillère à pot. Plus d’une fois, elle s’était retranchée dans un coin de la ferme de ses parents pour panser son égo qui avait bien plus souffert que ses chutes à répétitions ! Et dans ces moments là, où elle doutait de tout, c’était pratiquement toujours Carnby qui la débusquait et la calmait. A croire que sa passion pour les animaux devait aussi englober sa dragonne de petite sœur…

Finalement, la maîtrise de sa transformation ne lui avait pas paru être la chose la plus ardue. Elle l’avait d’ailleurs maîtrisé dans un délai honorable, d’après sa grand-mère. Ce qui bien évidemment, avait rendue la gamine fière comme un paon. Et voir un dragon se pavaner dans la basse-cour, entourée de chèvres et de poules… Cela restait un spectacle d’anthologie. Oui, toute la famille s’en souvenait encore, et ne manquait pas de le lui rappeler régulièrement. Ce dont elle avait appris à s’amuser aussi, avec le temps.

Mais il n’y avait pas eu que cela. Il avait fallu appréhender également d’autres perceptions. Tout semblait différent quand elle regardait le monde avec ces yeux là, plus reptiliens que les siens sous forme humaine. Et ce n’était clairement pas le seul sens perturbant. Odorat, ouïe. Il aurait été faux de dire qu’ils étaient meilleurs, plus aiguisés… ils étaient juste différents, et elle avait du s’y adapter. Son instinct de chasseur aussi s’était réveillé peu à peu. Nonobstant sa vie dans une ferme depuis toujours, elle n’avait pas eu tant de scrupules que ça à chasser. D’abord pour jouer à la manière dont le ferait un chaton. Bon, on lui avait vite interdit de jouer dans le poulailler. Il paraît que des poules stressées pondaient moins d’oeufs… Pfff. Elle s’était alors rabattue sur du gibier un peu plus conséquent, mais là encore son père lui avait expressément ordonné de laisser le troupeau d’ovins tranquille… paraît que le lait se tarit aussi.

Bref, vraiment pas drôle la vie dans une ferme pour un dragon !

Elle avait finit par convaincre sa grand-mère de lui apprendre les rudiments pour chasser en pleine nature. Et là encore, sous couvert du jeu, elle avait appris à se servir de toutes les capacités que lui conférait sa nature hybride. Griffes, crocs, queue. Ce fut sans nul doute le meilleur entraînement qui lui fut offert. Bien mieux que ceux de sa mère, si vous voulez son avis ! D’autant que cela l’avait fortement aidé à se situer dans l’espace, à gérer et maîtriser la souplesse et l’agilité que lui permettait ce corps reptilien.

Tout cela, c’était évidemment en parallèle de tout ce qui fait d’une enfance, une enfance. Le quotidien à la ferme, avec ses parents. Les absences de sa mère, puis d’Edward, quand ils partaient en guerre. La dynamique familiale changeante dans ces périodes là. Les jeux. Les câlins. Les bêtises. La ferme et son rythme si particulier. Les animaux et les tâches pour lesquelles elle avait dû aider comme tout le monde. Ses lubies, dont celle de traîner régulièrement dans les pattes de Carnby. L’école…

Aaaah, l’école. Ce n’est pas forcement les souvenirs les plus impérissables de sa jeune vie. On ne peut pas dire qu’elle ai détesté, mais clairement elle n’a pas non plus adoré. Flemmarde, mais sensible aux discours d’excellence, elle avait toujours fait en sorte de s’en sortir juste ce qu’il fallait pour qu’on la laisse tranquille. Ni plus, ni moins. Par chance, ou comme une conséquence de l’un sur l’autre, elle possédait les capacités intellectuelles et mémorielles lui permettant cela. Elle était curieuse, mais facilement lassée. Ce qui en terme d’apprentissage devenait un obstacle assez récurrent. Elle avait obtenu son diplôme, c’était l’essentiel, n’est-ce pas ? Pour la suite, elle s’était bêtement conformé à ce qu’on attendait d’elle à 16 ans, c’est à dire continuer, faute d’avoir mieux à proposer sur l’instant. Et ce fut d’un ennui assommant, en grande partie. Cela lui a donné de nombreuses bases économiques et politiques, qu’elle n’a pas renforcé.

Au lieu de s’entêter dans une voie qui ne lui convenait pas, la jeune fille a donc fini par opter pour le sens pratique. En plus de l’aide qu’elle eu pu fournir à la ferme ponctuellement, elle navigue entre la ferme et la cité de Caldis pour y travailler et satisfaire à la fois son besoin de sociabilisation et son envie de ne pas être un poids pour sa famille. La vie à cette époque est douce dans l’esprit de la plus jeune des Dellombrey, dans leur petit coin de monde. Malgré la guerre lointaine et sans fin où se rendent pourtant régulièrement les deux soldats de la famille.

Tout aurait pu continuer dans cette routine réconfortante d’ailleurs, s’il n’y avait pas eu le Réveil.
Yggdrasil.
La Paix.
La vente de la ferme.
Le départ de Carnby.
L’ennui.
La curiosité.
L’inquiétude.
Plein de choses.
Qui se sont amoncelées.
Et qui ont fini par déborder.

Et là voici devant le second mur, fatiguée du voyage trop long et fastidieux. Devant cette cité. Pfiou. Elle l’a fait. Un défi qu’elle n’est pas peu fière d’avoir relevé. Du haut de ses bientôt 20 ans, elle jubile. Yggdrasil se dresse au loin sous ses yeux. Elle pense aux quelques lettres que lui a adressé Carn’ depuis qu’il avait rejoint ce territoire. Son bagage n’est pas bien épais après ces quelques quinzaine de jours à suivre un groupement de caravanes marchandes. Elle avait tout de même de quoi gérer le temps de mettre la main sur la ferme de son frangin. Ensuite, elle improviserait. C’était bien, l’improvisation. Non ?