12 octobre
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Se connaître soi-même
One Shot
Je ne pouvais pas m'imaginer ce qu'était un champ de bataille avant d'en avoir fait partie. Je savais qu'il y avait des blessés, des morts, des cris, du sang partout, mais c'était au-delà de ce que j'avais pu m'imaginer. J'étais encore bien jeune lorsque j'y fus amené pour la première fois. Dix-huit ans, à peine. J'étais à la fois fébrile et impatient. Nerveux mais désireux de connaître le sentiment de vaincre un ennemi, de repartir glorieux, et surtout de me faire connaître ensuite pour mes exploits militaires, puisque c'était si important là où je me trouvais. À Altis, on ne jurerait presque que par ça, dans l'armée. On détestait tellement les Caldissiens... On les voulait morts. Alors armé de mon épée, de mon bouclier, et tout l'attirail d'un parfait petit chevalier, je me tenais prêt à me battre et à défendre mon pays ainsi que mes camarades. Mon cœur battait à cent à l'heure. Le stress ne put que monter en moi et pourtant ma paume serrait la poignée de mon épée avec vigueur, dégainée et prête au service. Je connaissais les techniques par cœur, je les avais répétés avec mon mentor maintes et maintes fois pour être sûr de savoir m'en servir. Il m'avait néanmoins prévenu que je risquais de ne plus y prêter attention au moment venu. Je voulais me persuader du contraire. Me sentir spécial. Les répétant dans ma tête sans toutefois les mimer, je pouvais apercevoir, au loin, les lignes ennemies avec leur fameux étendards bleus. Le moment de vérité était arrivé. Si j'avais un cheval et qu'il m'aurait sans doute donné l'avantage, je ne voulais pas monter dessus dès mes débuts. Je ne me sentais pas à l'aise à l'idée d'impliquer un animal alors que j'étais encore inexpérimenté.
Au moment où on nous intima l'ordre de lancer l'assaut pour répondre aux Caldissiens qui s'avançaient déjà, je m'élançais aux côtés de mes comparses, poussant notre cri de guerre afin de se donner du courage. Nous avions au moins l'avantage du terrain ; c'était eux qui étaient venus dans nos montagnes enneigées en pleine saison froide. L'erreur d'un nouveau lieutenant chez eux, apparemment, mais je n'en savais pas plus. Je m'en fichais pas mal. Un sourire arrogant au visage, je croyais que ça allait être simple. Je n'avais pas peur. Je ne croyais pas, du moins, avoir peur.
Je crois que je me suis vraiment rendu compte de ce que je m'apprêtais à faire quand j'ai vu les premières têtes voler. Cela m'a surpris. N'étant pas en première ligne, j'ai poussé un hoquet au moment où on commençait à échanger des coups. Mais je fus tout à coup incapable d'imiter les autres Altissiens. Progressivement, j'avais ralenti ma cadence, ma garde se baissant, mon attitude changeant.

Je me suis arrêté au milieu de la bataille. Erreur fatale qui aurait pu me coûter cher. Un soldat bleu et argent en avait profité pour m'attaquer. Je n'eus la vie sauve que grâce à mes réflexes qui me permirent d'esquiver sans mal ses actions plutôt lourdes et prévisibles, non sans avoir eu un instant de blocage où mon esprit était ailleurs pendant un bref moment. Mais j'avais du mal à riposter. J'avais pu voir autour de moi les autres s'entre tuer sans difficulté apparente. J'étais pour ma part tétanisé à l'idée d'exécuter de pareilles actions. Ce n'était pas comme si on ne m'avait pas prévenu, pourtant. La preuve, je ne pus éviter ses offensives indéfiniment. L'une d'elles finit par toucher mon épaule. Non gravement, mais j'eus quand même à ce moment-là un déclic. Une entaille peu profonde mais de laquelle s'échappait un sang qui m'appartenait. Et alors je compris que c'était réel. Qu'on était loin de ce que j'imaginais. Et qu'il fallait surtout que je me défende si je ne voulais pas tomber comme une mouche. Sans trop réfléchir -car la situation ne me le permettait pas- je me suis mis à riposter contre mon assaillant. De manière assez facile, d'ailleurs ; il était imposant mais pas si agile que ça alors j'ai eu l'avantage sur ce coup-là. Visant les parties de son corps non couvertes par sa côte de maille, j'y apposa des coups rapides et droits mais surtout forts, qui eurent raison de lui en seulement quelques minutes. Je ne voulais que le blesser. L'affaiblir tout au plus afin qu'il ne soit plus une nuisance. Mais à l'instant où c'est lui qui chuta au sol et que son sang se répondit dans la neige immaculée, je réalisa ce que je venais de commettre. Il ne respirait plus. Il était mort. Ma coupure était désagréable, mais je n'y pensais même pas. Je suis resté là, pantois devant le cadavre.

« Qu'est-ce que tu fous ?! C'est pas le moment de rester planté là ! »

Une voix me tira de mon état d'immobilisme. Tétanisé, les secousses d'un soldat Altissien plus gradé que moi me sortirent de ma torpeur, et je clignais des yeux en me rendant compte que ce que je venais de faire, au final... c'était normal. Je venais de tuer quelqu'un mais ça ne choquait personne. Tout le monde le faisait autour de moi, après tout. Reprenant mes esprits, je repartis à l'assaut, un peu moins assuré toutefois. J'essayais de tuer le moins possible, essayant surtout de sortir des compagnons de situations difficiles. Mais je peinais encore à réaliser que j'avais ôté la vie de quelqu'un. Cela me semblait si étrange, et je n'avais évidemment pas le temps de philosopher là-dessus sur le moment. Je ne pus m'empêcher quand même de sursauter de temps à autre en entendant ici et là des hurlements et en apercevant des giclées de sang tâcher cette terre auparavant si blanche. La mêlée s'était transformée en une nuée de couleurs d'or et d'argent et dans l'air résonnait, accompagnant les râles des combattants, les tintements de leurs armes les unes contre les autres.

La bataille s'acheva. Une victoire pour notre camp, heureusement. Je fis haleter bien des souffles sans oser compter celles que je coupais. Elles ne furent pas nombreuses, je le crois. Je n'étais pas le meilleur des chevaliers et je venais de débuter même si j'avais travaillé dur pour que l'on accepte que je participe à la lutte d'aujourd'hui. Mais si je croyais obtenir une certaine satisfaction, je ne me retrouva qu'avec des mains tremblantes qui lâchèrent épée et bouclier quand on appela à la fin du combat. Je ne pus mettre des mots pour décrire à ceux restés en retrait ce que j'avais vu. Je demeura silencieux, le regard hagard comme fixé sur un point que j'étais le seul à voir. Les visages décomposés de mes ennemis se retrouvaient figés dans mon esprit, même lorsque je déposa mes armes et qu'on put me permettre de me reposer. Impossible de savoir si le trouble que je ressentais était normal. Je n'osais pas en parler à Faust et aux autres de peur de me retrouver ridicule. Je les ai vus se lancer sans fléchir, prêts à donner leur vie pour Altissia. J'aurais été capable de faire la même chose, sûrement, dans d'autres circonstances. Je me demandais si c'était bien normal que je réagisse comme ça, ou si au contraire je devais m'excuser d'avoir tué quelqu'un, même s'il s'agissait d'un Caldissien.



« Enodril, on te demande. »

Quelques petits jours avaient passé depuis l'affrontement. J'en faisais à ce moment-là des cauchemars invraisemblables mais qui me faisaient tomber de mon lit pas mal de fois. Un peu moins d'une semaine s'écoula avant que je ne sois appelé auprès de Duval, un de nos capitaines de l'époque. Il se fera tuer quelques années plus tard, mais il avait un sacré tempérament. J'avais peur. Peur de ce qu'il allait m'annoncer. Peur qu'il me dise que je n'aurais pas dû tuer quelqu'un, que c'était contre une règle quelconque du code d'honneur de Bidule. Docilement, je salua avec respect mon aîné qui se trouvait assis à son bureau de manière étrange tout en mangeant et buvant comme s'il était prince du pays. Il me dévisagea d'un air circonspect, comme s'il ne croyait pas à ma présence.

« C'est bien toi qui as tué le lieutenant Caldissien en charge de l'assaut, la semaine dernière ? »

Il n'allait jamais par quatre chemins. Il détestait ça. Les soldats autour de lui se mirent tout à coup à me regarder avec intérêt, attendant ma réponse. Surpris, je me sentis rougir un peu avant de balbutier.

« Euh je... Je ne sais pas... »

Comment aurais-je pu le savoir, après tout ? Je me souvenais des quelques personnes que j'avais croisé plus personnellement mais aucune idée de qui c'était. Toujours avec un air renfrogné et brute, Duval insista pourtant afin d'en savoir plus.

« Il a les cheveux châtains ondulés, qui lui arrivent jusqu'aux épaules, et des yeux verts affreux. »

Sa description mit un petit bout de temps à faire son chemin dans ma tête, mais je m'en rappelais, à présent. Le type avec qui je m'étais battu le premier. Je frissonna en rependant à ce souvenir. Quoi que je répondisse, je ne savais pas ce qui allait m'arriver. Je préféra sur le moment être honnête.

« Je crois que... c'est moi, oui. »

Le capitaine afficha une mine des plus stupéfaites. Les chevaliers l'accompagnant se mirent à leur tour à murmurer des propos que je ne pus comprendre. Puis, le silence revint. Il ne dura que quelques petites secondes durant lesquelles Duval me fixa intensément, mais cela me parut des heures. Puis, un rire retentit dans la pièce.

« Hahaha ! Ce salaud de Callagan ! Il l'a pas volé, tiens ! Bravo, mon garçon. »

Comme si j'avais dit la meilleure blague du monde, Duval et les autres se mirent à ricaner, se moquant allégrement du mort en question. Moi qui pensais qu'ils allaient me disputer pour mon action, je demeurais confus.

« Mais je... Je l'ai tué... »

Même si nous ne sommes pas censés faire de cadeaux à l'ennemi, j'avais assassiné quelqu'un qu'il connaissait. J'ai cru que j'avais fait une bêtise, à ce moment-là. Je venais quand même de mettre fin à la vie d'un type, pour la première fois ; et même si c'était un inconnu, je me suis rendu compte de la gravité de mon geste plus tard. Mais ça ne perturbait pas le capitaine qui pouffait encore et affichait désormais un sourire jovial lorsqu'il s'adressa à moi.

« Eh bah oui, c'est bien, continue comme ça et tu seras vite promu, t'en fais pas. »

C'est bien ?.. Je serai promu ?..
Ces paroles ne faisaient pas sens. Je ne les comprenais pas. Pourtant, autour de moi, on imita Duval et on me félicita pour ce que j'avais fait, quand même je ne trouvais pas que j'avais fait quelque chose de bien. Mais pour la première fois, et pour la première bataille à laquelle j'assistais, on me congratulait pour quelque chose. Et même si c'était pour avoir tué un lieutenant, j'avais droit à une certaine... reconnaissance. Cette même reconnaissance que j'avais cherché à acquérir pendant si longtemps auprès des miens à la suite d'un rejet systématique de la société Altissiene à cause de mes origines mélangées et bâtardes. Alors je compris. Je compris qu'on pouvait être honoré en tuant. En se débarrassant des Caldissiens même s'il faut pour cela commettre l'irréparable. Même si tout le monde faisait la même chose, je craignais de décevoir. Mais non, ce fut l'inverse. On était content que je fasse ça. Alors pendant des années, dans l'espoir d'obtenir toujours plus de gratitude et de me faire un nom, j'ai poursuivi sur cette voie, ayant cette fois moins de scrupule à viser directement en plein cœur.












Je rentre chez moi épuisé après avoir changé mes affaires de lieu. Si je travaille toujours à la même caserne parce que je l'ai demandé, mon bureau doit changer pour que je prenne mes nouvelles fonctions de Général. Je peine encore à y croire. Et pourtant, ce n'était pas faute d'avoir vu mes camarades me féliciter lorsqu'ils ont eu vent de la nouvelle, excités comme jamais de me voir occuper ce poste, même si nous avons tous été un peu peinés de voir que Layos ne pouvait plus assurer ce rôle qu'il a endossé à merveille pendant des années. Le fier lion laisse sa place au chien bâtard... J'espère avoir un jour le même charisme et la même prestance que mon prédécesseur. Et si ce n'était que lui... Je n'oublie pas que Faust a aussi occupé ce grade. Qu'il est encore aujourd'hui respecté par tous nos semblables. Un véritable modèle pour moi et mes collègues qui ne se lassent pas des aventures et autres anecdotes que je leur raconte à son sujet. S'il savait... Faust ne serait peut-être pas très content que je divulgue certains faits mais ils sont bien anodins, je vous le jure. Cela me fait juste encore bizarre de savoir que je me tiens là où ils se sont tenus. Et pourtant, quand je vois Gabryel, je vois davantage un camarade de beuverie qu'un Général. Mais je le sais fort et redoutable, à ne pas sous-estimer. Puis-je vraiment prétendre à ce titre tout autant ?..

Il y a une chose qui me rassure au moins en ce moment, c'est que je n'ai pas à déménager. J'aurais pu. La Ville Haute m'est grande ouverte. Elle se tient droite, prête à m'accueillir pour que j'occupe la maison que l'on m'a proposé. Mais j'ai eu du mal à partir de là où je suis, même si l'ambiance n'est pas au beau fixe. Je me suis quand même habitué à ce quartier où vivent les natifs. Et puis... Quand je suis allé voir le logement royal que je pouvais m'offrir, quelque chose s'est serré dans ma gorge. J'eus une pensée aussi soudaine qu'étrange et brutale.
Ce n'est pas chez moi. Cette maison appartient à quelqu'un d'autre.
Bien sûr, comme tant d'autres bâtiments, les résidents y ont vécu les uns après les autres. Au sein des demeures familiales, c'est d'ailleurs traditionnellement le cas ; cela fait partie de l'héritage et cela évite d'aller ailleurs quand on a un endroit où dormir sous le nez. Mais je savais. Je savais que nous avions fait partir des habitants pour vider cette maison. Pour la déclarer nôtre. Pour la vendre à des Altissiens ou des Caldissiens. C'est étrange. Depuis quand je pense à ça ? Depuis quand je m'en préoccupe ? Je suis bien allé dedans, pourtant. J'y ai trouvé des meubles en bon état qui étaient là depuis sans doute toujours. J'y ai touché leur bois. Senti leur odeur. Il y en avait plusieurs, d'ailleurs. J'ai décelé la trace de plusieurs personnes. Des effluves assez faibles, mais présentes, à tel point qu'on pouvait croire que des gens habitaient encore dedans. Je me trouvais alors mieux chez moi que dans cette résidence chargée d'une histoire qu'on a tenté d'effacer. Seul bémol quand je rentre chez moi...

« Bon retour. »

Je soupire. Elle m'accueille avec un sourire léger mais empli d'une chaleur que je rejette, qui ne me plaît guère. Je ne lui réponds que par un signe de tête pour la politesse, sans m'en formaliser davantage. Je dépose mes affaires et commence à enlever mon armure, ressentant la fatigue qui s'est accumulée au cours de la journée. Supporter ma génitrice est de plus en plus difficile, surtout après tout ce qu'elle m'a raconté. J'aurais bien voulu dire deux mots à mon père, aussi. Cet idiot a préféré assumer une relation qu'il savait interdite plutôt que de rester en vie pour s'occuper de nous. S'il avait été là, je n'aurais jamais été à l'orphelinat. Mon enfance aurait été plus douce, assurément. Alors je n'ai que rancune pour cette femme qui m'a également menti durant toutes ces années, préférant se cacher pour survivre plutôt que d'avouer la vérité à son unique enfant dont elle aurait dû s'occuper. Je ne me suis pas battu durant ma jeunesse pour qu'elle arrive comme une fleur à ma trentaine afin de se faire pardonner comme si de rien n'était. Mais je regrette que le lien avec ma mère biologique ne puisse pas sainement se développer, vraiment. J'aurais souhaité qu'il en soit autrement, que je puisse plus facilement la comprendre, comme tant d'autres familles que j'ai pu observer durant toutes ces années. Au final, il n'en sera rien.

« Félicitations pour ta promotion en Général. Je sais que tu en rêvais depuis toujours. »

Je m'immobilise.

« Et comment vous saviez ? »

Lui parlant sans me retourner vers elle, je sais que son expression n'a pas changé, comme en témoigne le ton de sa voix qui est toujours aussi calme.

« Parce que j'ai toujours été là. »

Mes doigts se crispent sur ma tenue dont j'enlève la première couche d'un mouvement sec.

« Windie a toujours été là. »

C'est encore amer de parler de ma chienne comme si elle n'avait rien à voir avec Lyra. Comme si elles n'étaient pas une seule et même entité. Je ne peux pas les associer, pourtant, pas encore. Je n'ai pas envie de l'accepter. Les souvenirs liés à ma compagne domestique sont encore trop frais. Je n'en ai pas complètement fait le deuil. L'évoquer me met de mauvaise humeur. La tristesse et la colère affluent, provoquant une transformation surprise et involontaire dans ma nouvelle forme canine. Je me retrouve à quatre pattes alors que je venais de déposer mon épée.
Un grognement s'échappe de moi, frustré de ne pas encore contrôler mes métamorphoses. Je tente de redevenir à nouveau humain, même en me concentrant, mais sans succès.

« Tu dois te calmer... »

Un aboiement sort de ma gorge à l'encontre de ma génitrice. Avec Natsume, j'arrive à être suffisamment apaisé pour pouvoir changer de forme, mais impossible dans ce cas-là. La simple présence de Lyra me dérange, et je ne prends même pas la peine de l'écouter. En lui montrant les crocs pour éviter qu'elle ne se rapproche, je finis par claquer la porte de ma chambre avec un coup de ma patte arrière. Pathétiquement, je saute sur mon lit en tentant de trouver le sommeil afin de penser à autre chose. Mais je suis toujours énervé et mon changement de poste m'impose de nouvelles responsabilités. Dans un coin de ma chambre, j'aperçois le coussin dont Windie se servait comme panier. Ma poitrine se serre en pensant à cette chienne que j'ai définitivement perdue. Je n'arriverai jamais à la retrouver dans cette femme qui se trouve pour le moment sous le même toit que moi.


Tardivement, mais tout de même, j'ai fini par m'endormir. Ce n'était pas sans compter sur des positions désagréables alors que je me retournais sur le matelas toutes les cinq minutes pendant la première partie de la nuit. Au moins, j'essaye de moins songer à ce qui s'est passé la veille. Mais au réveil, le lendemain matin, je me rends compte que je n'ai toujours pas repris ma forme humaine lorsque je roule sur le côté et que je sors du sommeil en chutant sur le sol. Grondant contre le sol dur en pierre, je sors de la pièce, grommelant, et m'arrête en apercevant Lyra qui se tient devant la porte d'entrée. Mais contrairement à hier soir, elle arbore un visage des plus sérieux.

« Tu n'as toujours pas repris ta forme humaine ? »

Je roule des yeux, me dirigeant vers la cuisine.

« C'est parce que tu ne la contrôles pas encore tout à fait. »

La question n'est même pas condescendante. Il s'agit juste de curiosité, et c'est ce qui m'agace le plus : le fait qu'elle est réellement gentille et accepte tous les traitements que je lui donne, même s'ils ne sont pas ceux qu'elle aurait pu attendre. En un sens, après tout ce qu'elle a fait, c'est tout ce qu'elle mérite : mon mépris. Et j'estime être déjà bien indulgent de l'avoir accueilli ici.

« Je peux t'apprendre à la maîtriser. »

Je lui lance là un regard mauvais.

« Si vous croyez que j'ai besoin de votre aide... »

Et puis quoi encore ? J'ai trente ans, je suis un grand garçon qui peut se débrouiller tout seul ; je n'ai jamais eu besoin d'aide. Avec mains ou avec pattes, je ne vois pas pourquoi je ne saurais pas m'en sortir. Les autres animorphes arrivent bien à s'arranger, non ?
Saleté de... Tu vas t'ouvrir, oui ?!
Il y a bien une chose que je peux admettre et savoir, toutefois, à présent. C'est que récupérer des outils et ouvrir des bocaux se révèlent bien plus compliqués, avec des pattes de chien. Je tente de déboucher une bouteille et de récupérer des couverts dans mes tiroirs mais je ne parviens même pas à tirer ces derniers. Je sursaute lorsque la bouteille finit par tomber et se briser par terre. Je grogne à nouveau de frustration. À quelques pas, j'entends la porte de ma demeure bouger. Mon attention se reporte sur Lyra, transformée en chienne, qui a réussi à ouvrir la poignée en se mettant sur ses pattes arrières.
Pffrt... Pas la peine de crâner.
Sa tête se tourne ensuite à moitié vers moi, mais j'ai du mal à cerner ses intentions. Elle finit juste par faire un mouvement du museau avant de sortir. Je crois qu'elle veut que je la suive. À contrecœur, je m'exécute. Je ne pourrai pas bien assuré mes nouvelles fonctions si mes compétences, même de transformation, sont défaillantes. Je n'ai plus trop le choix. Résigné, je la suis donc à l'extérieur de chez moi. Descendant les rues de la ville, elle marche avec aisance comme si elle savait où aller alors que je suis surpris par toutes les odeurs qui envahissent mes sens au fur et à mesure que nous changeons de quartiers. J'en aurais presque le tournis. Me focaliser sur la silhouette canine devant moi me permet -un peu- de ne pas trop me fixer sur les autres distractions mais c'est loin d'être un exercice facile dans tous les cas.
Je suis soulagé lorsque nous quittons les murs de la ville et qu'elle m'amène sur des champs qui se trouvent un peu avant le deuxième mur. Des terres indomptables balayées par les courants aériens. J'oublie comme l'écart entre les deux murs est si vaste, d'ailleurs.

« Tu étais fier d'être humain. »

Lyra a repris sa forme bipède. Elle contemple avec insistance un point invisible à l'horizon. J'ignore encore pourquoi elle m'a fait venir jusqu'ici.

« Pour embrasser ta nature animorphe, il faut que tu en sois fier aussi. Ne fais plus qu'un avec elle et les sensations qu'elle te procure. »

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Elle parle comme si elle avait toutes les connaissances du monde. Comme si elle parlait comme une sage. Je n'ai pas envie de l'écouter mais une part de moi a conscience qu'elle a peut-être raison. Je suis assez arrogant pour ne pas l'avouer, mais pas suffisamment pour me dire que je ne devrais pas suivre ce qu'elle dit et au moins y réfléchir. Je ne peux même pas lui répondre, puisque je suis encore un chien, mais si je voulais lui demander ce qu'elle voulait signifier par-là, elle me répond comme si elle lisait dans mes pensées.

« Laisse-toi porter. »

Me laisser porter ?
Je ne trouve pas ça vraiment plus clair. Elle n'en dit pas plus. Au lieu de ça, elle redevient une chienne. Et se met à courir dans les étendues vertes.
Hé, attends !
Je ne m'attendais pas à ce qu'elle s'élance ainsi, mais je n'ai pas d'autres choix que de la rattraper du mieux que je peux. Au moins, ici, les odeurs sont moins fortes et prononcées. Je peux toutefois sentir sa trace alors qu'elle file à toute allure. Mais avec surprise, je ne la distance pas de beaucoup.
Je vais vite !
J'étais occupée à ne pas la perdre de vue, mais à la vitesse où je vais, je m'inquiète de moins en moins. Je sens un ralentissement lorsque je regarde en-dessous de moi, mais dès que je me focalise sur le fait de la suivre, je la rattrape en un rien de temps, finissant par m'habituer à ma transformation que je n'ai utilisée qu'à tâtons et de manière maladroite. Mais il y a quelque chose de grisant à parcourir cette plaine. C'est ça qu'elle voulait dire par me laisser porter ? Me concentrer sur les sensations ?
Le vent sur mon pelage. L'herbe sous mes pattes.
Et l'adrénaline qui parcoure mes veines, me donnant envie d'aller toujours plus vite. Je parviens progressivement à me détendre, laissant le chien en moi s'exprimer à ma place. Je finis même par dépasser Lyra, traçant ma route sans me soucier du reste. Je n'ai pas à me préoccuper des odeurs ou des bruits parasites, ici. Il est vrai que c'est plutôt tranquille et que cet espace me permet de me familiariser davantage avec mes facultés animorphes ; même si je ne vois toujours pas en quoi cela peut m'aider à maîtriser ma transformation. Je profite toutefois de ce corps à quatre pattes pour m'élancer, accélérer, bondir, rouler dans l'herbe, et aboyer aux oiseaux sur mon passage. Je ne fais bientôt plus qu'un avec ce canidé dont je partage le sang.
Mes pattes s'arrêtent à l'orée de la forêt. Je commence à être essoufflé. Ma génitrice me rattrape en quelques secondes. Avant de changer de forme.

« Essaye de te transformer, maintenant. »

Levant la tête vers elle d’un air perplexe, je m'exécute quand même. Je repense à mon apparence humaine. Et, enfin, je la récupère. Je regarde mes mains avec surprise et satisfaction, avant de pousser un soupir de soulagement. Il était temps !

« Pourquoi ça a marché naturellement, cette fois ? »

Je me tourne vers Lyra dont le discret sourire n’a pas disparu.

« Parce que tu t’es laissé un peu de temps afin d’apprivoiser ta part animale. Tu n'y faisais pas assez attention, avant. »

Je ne comprends pas trop ce qu’elle veut dire, au départ. Apprivoiser… Cela me semble étrange de parler de ça comme si je domptais une bête alors qu’il s’agit toujours de moi. C’est-à-dire qu’en y réfléchissant un peu, j’aurais peut-être effectivement dû prendre une journée pour m’habituer à ces capacités d’animorphe et à tout ce que je peux faire de nouveau. Mais je ne savais pas comment m’y prendre, et ça a fini par me perturber plus qu’autre chose. Au final, j’ai délaissé ma forme de malamute alors que j’aurais dû faire la paix avec. Me synchroniser avec cet esprit canin. Ne faire plus qu’un. Je le comprends un peu mieux, à présent. Je ne voulais juste pas y penser autrefois, comme si je rejetais encore cette partie de moi. Le manque d’habitude ne me permet pas d’être tout à fait à l’aise et habitué, mais… Cela pourra sans doute venir au fur et à mesure, je suppose. Je ressens pour l’instant un apaisement qui m’était inconnu ; une forme de bien-être. Le sentiment d’être plus fort, aussi, comme si je pouvais soulever des montagnes. Et en soit, le fait que j’ai quelques capacités en plus que certains de mes collègues ne possédaient pas s’explique désormais tout bêtement. Si mes gènes s’étaient réveillés bien plus tôt, qui sait…





J’ai continué en compagnie de Lyra à m’exercer pour améliorer mes compétences de transformation. C’est encore confus de temps à autre, mais au moins, je ne suis plus bloqué dans une forme ou dans l’autre. Je peux plus ou moins contrôler celle que je veux prendre, quand bien même le résultat n’est pas encore immédiat.
Mais un matin, je l’ai vu avec une malle en train de ranger le peu d’affaires qu’elle avait dedans.

« Qu'est-ce que vous faites ? »

Adossé contre l’encadrement de la porte, je la scrute d’un air à la fois circonspect et curieux. J’ai laissé en dehors mon agressivité, pour une fois. Elle a pu m’aider au niveau de la magie animorphique alors… Je ne lui pardonne pas ce qu’elle m’a fait, mais ce n’est plus si accoutumé pour moi de lui feuler au visage. Je peux bien faire un effort.

« Je ne vais pas t'encombrer plus longtemps. Je déménage. »

Surpris, je cligne des yeux malgré moi.

« Quoi ?.. Mais... Comment vous allez faire pour vivre ? »

En dépit de l’importance de ses paroles, je ne peux sentir chez elle qu’un calme royal que je n’avais discerné dernièrement que lorsqu’elle me faisait office de professeur. C’est évident qu’elle a mûrement réfléchi à ce qu’elle vient de m’annoncer.

« J'avais quelques compétences en magie blanche, tu sais ? J'ai été acceptée comme assistante dans un hôpital du quartier. Je vais vivre à côté du bâtiment. Mais… Je pensais aussi peut-être faire un tour à Caldis, ma ville natale. »

La malle se ferme à double tour. Oubliant qu’elle possède elle aussi une force un peu plus développée que les humains, je l’observe porter le coffre comme s’il ne pesait rien. Je reste quand même immobile, ne m’étant pas attendu à ce qu’elle parte tout de suite. Bien sûr, mon attitude à son égard avait pour but de la repousser et il fallait bien que ça arrive un jour, mais ces derniers temps j’aurais presque oublié que je la détestais.

« Merci de m'avoir hébergé. Je sais que... cela importe peu, mais... »

Elle semble chercher ses mots. Son expression se fait plus sérieuse mais non moins solennelle.

« Si tu savais, Samaël… Je suis tellement désolée. Je m'excuse encore pour les mauvais moments que je t'ai fait endurer ces derniers temps. Je regrette de ne pas avoir été plus honnête avec toi dès le début. Sans doute que les choses auraient été différentes. »

Oui, c’est même une certitude. Je ne sais pas si cela aurait été mieux ou pas, mais y’aurait eu de gros changements. J’aurais sans doute été une autre personne. Quelqu’un de plus épanoui, peut-être. On ne le saura jamais. Alors ce ne sont pas des adieux larmoyants que je lui fais. C’est ce que je désirais, au fond, après tout : qu’elle s’en aille. Qu’elle s’éloigne de ma vie. Mais je me rends compte que j’ai encore un peu de mal. Je souffre toujours de la perte de celle qui fut ma meilleure amie pendant trente ans. On aurait pu argumenter qu’un chien qui vit aussi vieux est louche et que j’aurais dû me poser des questions, depuis le temps. J’avais probablement trop peur de m’en poser, car cela me l’aurait fait perdre. Et je l’ai bel et bien perdu.

« Attendez !.. »

Humblement, Lyra s’est dirigée vers la porte pour partir et me laisser, comprenant probablement que c’était ce que j’avais attendu. Ce n’est pas pour autant que je ne souffre pas. J’ai mal dans la poitrine. Quand je croise le regard de l’aînée, j’ai l’impression de pouvoir y voir celui de ma chienne. C’est normal, en un sens, mais… J’en deviens plus faible. J’ai un sentiment étrange, comme s’il me manquait quelque chose.

« Je voudrais quand même... Faire un dernier câlin à Windie. Lui dire au revoir convenablement. »

Mes traits se font plus doux, plus vulnérables. Windie… Elle est morte, à mes yeux. Mais j’aurais aimé pouvoir faire le deuil de cette chienne qui a été à mes côtés pendant si longtemps, même si je ne fais que la détacher de cette femme qui se tient devant moi. Lyra esquisse d’ailleurs un sourire compréhensif et bienveillant avant de devenir à nouveau cette compagne à quatre pattes qui me suit depuis la naissance. Mon cœur se serre. Ma gorge se noue. Je suis ému alors que j’avais de la rancœur pour la même personne quelques jours auparavant. Mais je garde quand même une certaine gratitude, pourrait-on dire. Même sous aspect canin, elle m’a tiré de ma solitude. Ce n’était pas comme s’il y avait un vrai humanoïde à mes côtés avec qui parler, mais je me sentais moins isolé.
Baissant toutes mes barrières, je m’effondre sur mes genoux pour passer mes bras autour du cou de Windie dans un câlin qui m’est à nouveau familier. Je l’enserrer doucement, les larmes me montant aux yeux, puis aux joues. J’enfouis mon visage dans son pelage, les épaules tremblantes alors que son odeur me fait rappeler de tendres souvenirs d’enfance. En silence, je laisse mes sanglots monter à la surface, comme si je n’allais jamais revoir mon amie. Plus qu’un au revoir, c’est davantage un adieu que je lui fais. Je ne la reverrai plus de la même façon, alors j’en profite. Je redeviens cet enfant qui se blottissait contre sa gardienne canine lorsqu’il avait peur ou qu’il était triste. Elle partira, puisqu’il doit en être ainsi. Puisque nous ne pouvons plus cohabiter avec la vérité sortie au grand jour. Cela m’est trop difficile. Mais j’aurais eu, pour la dernière fois, cette tendresse qui m’a toujours accueilli lors des moments sombres de ma vie.