avril
1002
Far from
home

« Allez, ce soir, c'est ma tournée ! »

Comme chaque semaine, soirée au bar. La musique va bon train, on fait la fête, on boit, on danse, on fait des jeux, des paris, on rigole. Ambiance détente entre deux raids de monstres qui deviennent de plus en plus tenaces au fur et à mesure que nous les repoussons. Nous tenons bon pour le moment, mais je sens mes soldats fatigués par ces agressions qui n'en finissent pas. Je leur remonte le moral comme je peux. Moi-même toutefois, je commence à m'agacer de ces venus à l'improviste devant nos murs qui n'ont, pour l'instant, pas encore été franchis par les créatures qui tentent d'en forcer l'accès. Mais nous avons tous des raisons de vouloir empêcher les monstres d'entrer dans la cité. Des gens à qui nous tenons. Des choses à protéger. Des vies à sauver. Nous prenons en ce moment moins le temps d'aller au bar, d'ailleurs. Mes guerriers, pour la plupart, préfèrent passer le temps de repos qu'ils peuvent avoir chez eux, en compagnie de leur famille plutôt qu'à se soûler même si cela leur procure également du bien au moral (à défaut du corps). Je dois que je comprends, néanmoins. Si je n'ai pas de... 'famille' à proprement parlé chez moi, la présence du moine que j'héberge depuis quelques temps me donne davantage envie de rentrer à la maison plutôt que de traîner dehors ; cela attire les curieux d'ailleurs car pourtant, on m'a connu plutôt nomade que casanier, à traîner dans les bars car personne ne m'attendait. Ces derniers temps... C'est différent. Même si nous ne nous forçons pas à patienter jusqu'au retour de l'autre et que nous avons chacun nos vies même sous le même toit, j'ai quand même constaté qu'il arrivait parfois que nous nous attentions mutuellement pour certaines choses, comme le dîner par exemple. Et... ce n'est pas foncièrement désagréable non plus. Encore un peu inhabituel en soit, mais... Oui, c'est plutôt plaisant. Cela fait chaud au cœur, même, quand je rentre épuisé et qu'il est là pour m'accueillir, que ce soit en cuisinant, en lisant un livre, en s'occupant du jardin, en jouant avec nos chiens, Yû et Smaug... Il y a de la vie à la maison depuis qu'il est là, et je finis par y rentre de plus en plus au lieu de flâner aux comptoirs des auberges pour vider des verres. Ce soir, comme cela faisait un moment que je n'étais pas resté pour décompresser autour d'une pinte de cidre, j'ai accepté de ne pas rentrer tout de suite.

« Allez ! A not' victoire d'aujourd'hui ! »

Une occasion aussi, il est vrai, de féliciter notre armée pour réussir à avoir repoussé les monstres mais aussi de fêter notre triomphe du jour. Il y aura d'autres moments de conflits ; nous ne sommes au bout de nos peines et nous le savons. Mais juste pour un soir, nous nous permettons de laisser de côté nos blessures et de se divertir comme il se doit.

« Hé, Général ! Tu restes un peu ce soir, hein ? »

Rires et bavardages m'entourent. Les regards de mon groupe sont tournés vers moi avec des sourires amusés, comme si je pouvais leur offrir une réponse négative. Ai-je déserté tant que ça les soirées ? Certes, je suis connu pour être le dernier à partir, mais... quand même.

« C'est quoi cette question ? Je suis un habitué, moi ! »

Je tente de me justifier en buvant une gorgée de ma boisson, comme si je ne savais pas, au fond, qu'ils avaient un peu raison.

« Oh... Plus trop, ces temps-ci, hein ? »

Les soldats se jette des coups d'œil comme s'ils se comprenaient et qu'il y avait un sous-entendu derrière leurs propos que je ne comprenais pas.

« … Bah quoi ? »

Et moi je les scrute pour tenter de deviner l'implicite qui m'échappe totalement. Je crains tout à coup que l'on ne vienne me faire des reproches, alors que je juge n'avoir rien fait qui puisse être condamnable.

« Mais rien, rien, Général. Juste que... tu rentres assez tôt chez toi, en ce moment. »

Quelques ricanements, certains gras, retentissent chez mes camarades. Il y a une drôle de sensation dans le ventre qui m'agite, comme un début de malaise. Je rentre tôt... Oui, c'est vrai. C'est vrai depuis que... que Shimomura est là. Mais eux, ils rentrent parfois pour voir leurs partenaires, aussi ! En-enfin... Pas comme si je considérais le magimorphe comme un... comme un...

« Ouais, et moi j'suis sûr que y'a quelqu'un là-dessous. »

Perdu dans ma propre confusion, j'ai commencé à boire à nouveau avant de m'étrangler avec ma boisson. Mes joues ont commencé à prendre quelques couleurs sans que je ne m'en rende compte, pour le plus grand plaisir de mes subordonnés qui croient avoir touché un point sensible.
Et si j'étais honnête avec moi-même, je pourrais confirmer qu'ils ont raison.

« Qu-Quelqu'un ?.. Comment ça ? »

Au lieu de ça, je fais l'innocent, comme si j'avais mal compris ce qu'ils ont voulu dire.

« C'est une gonzesse, pas vrai ?
- De quoi ?! »

Je sais ce qu'ils veulent dire par là. Ce qu'ils veulent me faire avouer. Mais j'estime ne rien avoir à leur raconter. Déjà parce que c'est ma vie privée, et ensuite parce que je juge que rien de croustillant ne se passe dans ma vie actuellement. Le moine et moi on est juste... amis, oui, c'est ça. Je ne vois pas ce que nous pourrions être d'autre.

« Tu peux nous le dire, y'a pas d'mal. T'es plutôt nana toi, non ? T'en as rencontré une, avoue. »

Ils persistent pourtant à ce que je crache le morceau. Quel morceau ? Je ne sais pas, justement. Sans doute que leur imagination fertile a bien vite fait de travailler à leur place. Je vais devoir les décevoir, de toute façon, parce que c'est vrai.

« M-Mais pas du tout ! Puis je vous rappelle que j'ai pas le temps de penser à ça, avec les attaques de monstres.  »

Une excuse. Toujours.

« Bah les monstres sont partis, là. C'est le moment parfait pour parler de ça, au contraire. »

Je ne vois pas non plus pourquoi ils m'en parlent, de toute façon. Pourquoi ça les intéresse autant. Je dis ça alors que moi aussi, j'étais curieux des affaires de Faust quand j'étais plus jeune. C'est bizarre, cette curiosité que j'avais. Ou alors est-ce tout à fait normal. Peut-être que c'était à cause des sentiments que j'avais eu pour lui jadis. Ou parce que je ne savais pas ce que ça faisait, d'être aimé de quelqu'un de cette façon. En même temps, Winter dégageait une impression assez particulière, assez impressionnante. Sans parvenir à la décrire, je trouvais drôle que Faust se soit entichée d'elle, et surtout que ça ait pu être réciproque. Mais des années et un mariage secret plus tard, ils avaient fait ensemble cinq enfants, quand même, avant de se séparer, alors comme quoi... Mais bon, je n'ai pas les qualités de Faust.

« Écoutez, pensez ce que vous voulez, mais je suis au regret de vous informer que je suis toujours célibataire et que ça n'a pas changé en trente ans. »

'A mon grand dam', j'aurais pensé d'ordinaire. Mais le dire ainsi, je m'en rends compte, ne me fait désormais ni chaud ni froid. J'en parle comme si c'était une évidence ; l'habitude, sûrement, d'être vu comme un trentenaire un peu tardif qui n'a toujours pas trouvé chaussure à son pied même si je ne suis pas vraiment exigeant. En revanche, je suis un romantique. Des fois je me dis néanmoins que je devrais peut-être arrêter de chercher l'amour comme je lis dans les romans et que je me décide à sauter le pas moi-même. Encore une fois, néanmoins, c'est passé en second plan ; et si je crois que c'est parce que je suis trop préoccupé par les raids ces derniers temps, la véritable raison m'échappe encore, pour le moment. Préoccupé à finir mon verre, je me rends compte à cet instant qu'il est déjà fini ; comme par magie, un autre m'est aussitôt servi pour le remplacer. Le tavernier se penche vers moi avec un sourire taquin et un regard en coin.

« De la part de la dame, de l'autre côté du comptoir. »

C'est bien à moi qu'il s'adresse. Je relève les yeux vers la direction qu'il m'indique discrètement, apercevant un peu plus loin une femme dans la trentaine aux courts cheveux châtains en épis qui m'observe avec ses prunelles en amande d'un air intéressé. Je me surprends à rougir un peu de cette attention logiquement portée sur ma personne, même si je me trouve quand même temporairement dans le déni sans arriver à croire que je puisse vraiment attirer qui que ce soit. Pourtant mes camarades, eux, comprennent tout de suite.

« T'as une touche Général !
- Ouais, profites-en ! Elle est mignonne, en plus... »

En profiter ? Pour la draguer ? J'aimerais bien les y voir. Ce n'était pas dans mes projets, en soi. Je ne suis pas venu ici pour jouer les séducteurs, donc si je ne suis pas préparé, j'ignore si je pourrais vraiment arriver à quoi que ce soit. Enfin, 'préparer'... Je sais que c'est un bien grand mot, au fond je n'ai même jamais vraiment essayé, je crois. Du moins, c'était surtout beaucoup de tentatives infructueuses et maladroites. Mais c'est la première fois qu'on tente quelque chose de semblable. Et si ce n'était pas dans mes objectifs du jour, je me dis que ça calmera peut-être les ardeurs de mes compères qui adorent m'embêter. Hé, s'ils savaient que j'héberge un Eossien... Je ne sais pas s'ils me considéreraient de la même manière.

« Pft. C'est bien pour que vous me laissiez tranquille, hein. »

Au fond, qu'est-ce que je risque ? C'est vrai qu'il y avait un moment que je n'étais pas dans l'ambiance pour faire du charme, mais je me rends compte que l'idée ne m'avait même pas effleuré, pour une fois, alors que j'aurais donné n'importe quoi auparavant pour recevoir ce genre de sollicitude. Je me trouve cependant bien nerveux à présent qu'il faut que je me lance, mais hors de question de me dégonfler devant mes subordonnés. Je ne me rendais pas compte néanmoins qu'il y avait quelque chose d'intimidant à aller voir quelqu'un pour des choses aussi frivoles. Mais me voilà qui finit mon verre d'une traite pour me donner du courage avant de me lever de mon siège afin de rejoindre l'inconnue qui me l'a donné, sous les encouragements graveleux des autres que j'ignore au passage.
Je m'assois au comptoir juste à côté de la femme en question, plus timide que je ne l'aurais cru. J'ignore déjà comment l'aborder.

« Merci pour... pour le verre. »

Elle me lance un sourire en coin, visiblement amusée. Ai-je dit quelque chose de drôle ?

« 'Ce soir, c'est ma tournée'. N'est-ce pas ce que vous avez dit au début de la soirée ? Techniquement, c'est donc moi qui devrais vous remercier, Général. »

La mystérieuse dame boit une gorgée de sa boisson. C'est vrai, j'ai dit ça... En même temps, je le pensais vraiment, ce n'étaient pas des paroles en l'air. J'ai largement assez pour offrir à la taverne entière, mais je ne pensais pas qu'elle y prêterait attention. Au moins, elle en rit, et si j'aurais pu prendre ça comme une moquerie, je parviens à deviner qu'il n'en est rien, et que si elle est effectivement amusée, c'est sans doute plus innocent qu'autre chose.

« Vous pouvez m'appeler Samaël. »

À mon tour de lui rendre son sourire. Ses jambes croisées et sa tête reposant sur la paume de sa main, ses traits se détendent aussitôt.

« Violette. Enchantée, Général Samaël. » 

Je me suis fait au titre de Général, depuis le temps, mais... C'est toujours bizarre de l'entendre de la bouche de d'autres personnes que mes soldats. Même si, dans le ton employé, je suppose qu'elle joue à nouveau.

« Je ne crois pas vous avoir déjà vu ici.
- Non, en effet. Mais j'ai cru entendre que de toute façon vous étiez vous-même aux abonnés absents, depuis quelques jours. »

De nouveau, mes joues reprennent des couleurs. Les nouvelles vont vite, à ce que je vois... Mais avec le boucan que mon groupe a fait, je ne suis guère étonné, finalement.

« Oh, non, c'est... J'héberge un... un ami chez moi, donc je... hm...
- Donc vous voulez passer un peu plus de temps avec lui. »

Mon rythme cardiaque s'accélère brusquement. Je ravale ma salive, tournant le regard sur le côté, gêné comme si j'avais été pris en flagrant délit. Mais après tout... Pourquoi je me sens gêné ? Il n'y a rien de... enfin... Est-ce qu'elle croit... ?

« Mais... Mais on est pas ensemble, hein ! C'est juste un... un...
- Ah, moi, je n'ai rien dit. »

En tentant de me défendre, cela finit par se retourner contre moi. Je me sens donc désormais gêné et stupide, mon visage virant cette fois au rouge tandis que je prends un autre verre pour essayer de faire passer ça comme un effet de l'alcool. Violette glousse légèrement, avant de reprendre son sérieux mais toujours avec une expression amicale et décontractée. Elle n'est pas ici pour se prendre la tête, ça se voit.

« Vous avez réussi à enlever les dessins qu'il y avait sur vos murs ? »

Mes paupières clignent sous le coup de la surprise. Je suis tellement habitué que j'oublie que ce n'est pas forcément normal, d'avoir des insultes tous les mois sur les contours de ma maison.

« Vous les avez vus ?.. Vous allez souvent dans le quartier Eossien ?
- J'y habite, même. Je suis ce que vous appelez une 'native'. Vous voulez voir mon tatouage ?
- Qu-Quoi ?! Je... N-Non, je... ! »

Violette éclate de rire en me voyant perdre mes moyens comme un adolescent, le regard fixé sur mon verre comme s'il y avait l'Artefact au fond. Je ne sais pas ce qui me prend. D'habitude je suis plus assuré. Enfin, pas avec les femmes, mais de manière générale, dans la vie de tous les jours. Même dans les combats, on m'a connu plus féroce que ça. Dès qu'il s'agit de ne pas trancher quelque chose ou quelqu'un, faut croire que c'est compliqué parfois.
Je me racle la gorge et reviens sur sa question pour essayer de me reprendre.

« Il y a... moins de dessins qu'avant, en tout cas... Cela ne vous fait pas bizarre, vous, qu'un Altissien vienne habiter dans le quartier Eossien ?
- Personnellement, ce n'est pas ça, que je trouve étrange. Vous êtes un haut gradé et pourtant vous préférez rester dans notre quartier plutôt que d'aller dans les autres, alors que vous, vous pouvez dormir où vous voulez. »

Je m'arrête un instant. Si Shimomura est sous mon toit, cela ne m'empêche pas d'oublier que les Eossiens sont toujours en proie à certaines règles qui ne concernent qu'eux, comme celle qui les force à rester vivre dans le quartier Eossien même s'ils peuvent aller ailleurs. Comme je ne suis pas à leur place, je ne le réalise pas forcément de moi-même, tout ça. Mais quand j'y réfléchis... C'est un peu étrange, en fait, non ? Nous avons fait la guerre pendant mille ans à nos voisins mais c'est ceux qui viennent de débarquer qui poseraient problème pendant que nous enterrons sans souci une vieille querelle qui a pourtant fait des morts que nous continuons de pleurer aujourd'hui.
Mais pourquoi choisir le quartier Eossien, pour ma part ? C'était pour être plus proche de mon travail, quand j'y étais le Capitaine. Désormais... Je m'y suis habitué. Et ce n'est pas désagréable, comme coin où vivre. J'en apprends un peu plus chaque jour, au contact des natifs, même s'ils persistent à me dévisager.

« Je ne sais pas, je trouve que... le quartier Eossien a un certain... charme. »

Mais bon, ça aussi, je commence à comprendre, lentement mais sûrement, la raison de cette méfiance envers moi. Je fais tournoyer le liquide dans mon verre alors que la réponse sort d'elle-même, finalement.
Avec un rictus plus espiègle, Violette se penche tout à coup vers moi, en faisant glisser sa main jusque sur mon menton.

« Il y a certains de ses charmes que je peux vous faire découvrir, si vous voulez. »

Je déglutis pendant qu'elle papillonne des yeux. Ma poitrine redémarre ses battements rapides, mais il s'agit plus de nervosité qu'autre chose. Heureusement, la musique m'offre un bel échappatoire tout trouvé.

« Euhm... Vous... Vous aimez danser ? »

Reposant mon verre à présent vide, je lui tends une main qui, j'espère, sera prise. Violette doit sentir que j'y tiens car elle l'accepte sans broncher, voulant probablement que je ne me sente pas mal à l'aise.

« Seulement si c'est avec vous. Les autres sont bien trop éméchés. Peut-être pourriez-vous m'apprendre une danse altissienne ? »






« C'est la première fois qu'un homme me défend. D'ordinaire, on dit que c'est moi qui l'ai cherché. »

Finalement, nous avons réellement dansé. J'ai réussi à relâcher un peu de la timidité que j'avais pour me montrer sous un jour plus naturel, et nous avons même tourner en duo. Cela faisait longtemps que je n'avais pas dansé comme ça. L'ambiance n'a plus été à la fête depuis un bail, alors que les petits bals populaires ne l'ont plus tant été que ça, dernièrement. J'avais oublié comme j'aimais ça, pourtant. Le corps qui bouge au son d'un orchestre entraînant, me faisant oublier mes inquiétudes quant au retour de ces créatures visqueuses qui tentent de nous envahir trop souvent à mon goût.
Sans parler des Pourritures, on a toutefois nos lots d'indésirables au sein des murs. Durant la danse, un homme a tenté de mettre une main sur le corps de ma partenaire du soir. Cette dernière lui a donné une belle gifle, mais si je n'étais pas intervenu, cela aurait fini en baston, voire en meurtre.

« Oh, mais... Pourtant, vous vous êtes bien défendu par vous-même.
- Simplement parce que vous étiez là. Je n'aurais peut-être pas osé, sinon. Surtout une Eossienne face à des Altissiens. »

J'aurais cru qu'elle dirait 'surtout une femme face à des hommes', mais l'utilisation des origines n'est pas anodine, et me fait tiquer quelques instants, me rendant même muet. Je ne dis rien de plus, me contentant de suivre ma comparse lorsque nous sortons enfin de la taverne, alors que la nuit trône toujours dans le ciel. Il doit être bien tard.

« À bientôt, alors peut-être. Du moins, je l'espère. »

Violette me fait un signe de la main en souriant, commençant à s'éloigner peu à peu dans les rues devenues sombres. Je ressens toutefois un certain malaise à l'idée de la laisser vagabonder seule à une heure aussi tardive. Même la cité, de nuit, n'est pas forcément très hospitalière.

« Attendez !.. Laissez-moi au moins vous raccompagner. Nous allons dans la même direction, après tout. C'est plus sûr que je vous ramène chez vous. Je suis censé protéger les habitants, après tout ! »

Je m'approche d'elle, tapotant sur mon armure pour appuyer mes dires, mon autre main posée sur le fourreau de mon épée dont je me sépare peu à l'extérieur. En dépit de ça, je me rends compte que je me montre peut-être trop insistant. Je ne veux pas qu'elle prenne peur ou qu'elle pense que je pourrais en profiter pour lui faire un sale coup.

« Mais... Je comprends, si vous préférez que...
- Non. Non, c'est bon. Ça me rassure, de pas être toute seule. Je vous fais confiance pour ce soir. Au mieux, je ne me ferai pas agressé. Au pire... Si vous en profitez pour me sauter dessus, vaut mieux que ça soit vous qu'un autre. Vous êtes pas trop moche, au moins. »

Je l'entends rire un peu. Elle plaisante, n'y croit pas elle-même, mais on devine dans cette phrase qu'il y a quand même une peur ou un dépit qu'elle n'ose exprimer. Je ressens de la peine, me demandant si elle a déjà vécu de pareils abus pour les aborder ainsi. Ça non plus, ce n'est pas anodin. Mais peut-être aussi que je me fais des idées. Avec le temps je me découvre davantage observateur qu'avant, il faut dire.
Nous parlons de tout et de rien sur le chemin, le silence de la nuit seulement trahit par nos bruits de pas sur les pavés et quelques animaux qui grouillent entre les maisons. L'air frais du soir fait du bien à mes sens. C'est reposant. Mes pensées sont toutefois ailleurs l'espace de quelques secondes, quand je me demande soudainement ce que peut bien faire Shimomura, à cet instant. Je sais que des fois, il veille tard. J'espère, là, qu'il a fait une pause pour se reposer et aller se coucher.

« Voilà, c'est ici. »

Violette me ramène à la réalité, me présentant l'entrée de sa maison. Je suis satisfait, nous sommes rentrés sans encombre. Il est temps de se quitter, à présent.

« Bon, eh bien, sur ce... Je n'ai plus qu'à vous souhaiter bonne nuit. »

Avec respect, je m'incline légèrement, puis commence à tourner les talons.
Je suis bien vite retenu, pourtant, par la dame que j'ai ramené chez elle. Sa main vient prendre mon bras.

« Attendez... Laissez-moi vous offrir quelque chose à boire, avant que vous ne rentriez. »

Pris au dépourvu, mon regard se tourne vers le chemin qui mène à ma maison. Je n'ai plus qu'une envie, à présent, c'est d'y retourner afin de m'écrouler sur mon matelas. La fatigue commence à se faire ressentir.

« Oh. Je... C'est gentil, mais j'ai pas mal bu, déjà, vous savez. Je ne vais plus pouvoir marcher droit, haha ! »

L'invitation m'honore. Sincèrement. Mais je ne peux l'accepter. Déjà car je ne veux pas la déranger, et en plus car pour une fois, je ne serais pas contre revenir dans un endroit familier pour dormir.

« Ce n'est pas un problème. Il y a de la place chez moi, si vous voulez.
- Euh... Euhm... C'est... C'est très aimable de votre part, mais... Mais je ne peux pas... Shimomura va s'inquiéter, si... Si je ne rentre pas.
- Shimomura... C'est le nom de votre amant ? »

E-Elle a dit amant ?!
Shimomura. J'ai prononcé ce nom comme si c'était naturel. Au fond, ce n'est qu'un colocataire. Nous menons nos vies comme on veut et on ne doit rien à l'autre. C'est une excuse, je le sais, mais... pas que. J'ai... réellement envie de ne pas l'inquiéter. De lui dire que je vais bien. De voir aussi si lui va bien.
Mon visage reprend un peu de pourpre et mon cœur bat chaudement à cette question. Quelque chose me trouble sans que je n'arrive à poser le doigt dessus. Je mets aussi beaucoup trop de temps à répondre.

« N-Non ! Non, non, pas du tout ! C'est... C'est l'ami que...
- L'ami que vous hébergez, oui. En toute amitié. »

Oui... Oui, c'est ça. Nous sommes amis. Juste amis.

« Allez, juste cinq minutes... Le temps de décuver un petit peu avant de retrouver votre 'ami'. »

En même temps, pourquoi serions-nous autre chose ? Ce n'est pas parce que deux personnes vivent sous le même toit qu'elles doivent forcément être ensemble. Même si... J'aime la présence de Shimomura, oui. Plus que celle d'un ami ?..
Je ne veux pas penser à lui maintenant. C'est avec Violette que ça se passe, actuellement. C'est en finissant par céder que je la suis à l'intérieur de chez elle, dans une petite maison décorée toutefois de nombreuses fleurs. Il s'en dégage un parfum doux et loin d'être désagréable, même si mon odorat canin doit se contrôler pour se calmer un peu face aux effluves qui inondent la pièce.
Une fois installés sur son canapé, l'hôtesse nous resserre à boire et nous trinquons cette fois dans l'intimité avant de se mettre à parler de tout et de rien. Je ne vois plus le temps passer à travers nos rires, nos anecdotes, nos histoires. Plus rien d'autre ne m'occupe l'esprit, qui se vide d'ailleurs en fait petit à petit. Même la maison me paraît loin, désormais.
Au bout d'un moment, il y a un silence qui s'installe, brisé seulement par le feu dans la cheminée qui crépite sereinement. Détendu par l'alcool, commençant même à être pompette, je n'ai même pas remarqué que Violette s'est rapprochée. Assise à côté de moi, elle m'observe en me détaillant du regard avec une lueur étrange au fond de ses prunelles. La native se penche vers moi, fermant progressivement les yeux pendant que son visage se rapproche. Moi, je ne bouge pas. Je me contente d'être spectateur de son avance physique qui réduit la distance entre nous de plus en plus. Comme un réflexe, pourtant, j'en viens moi-même à fermer à moitié les paupières, comme si je m'attendais à son approche, le cœur battant si fort que je n'entends plus que lui.

Alors que sa bouche est proche de la mienne et que je ne recule pas à ce contact qui s'en vient, il y a quelque chose, d'un coup, qui me bloque. Dans mon esprit, Violette disparaît, remplacée par un autre natif qui n'a pourtant rien à voir.
Shimomura.
Je revois ses yeux en amande d'un ambre si joli. Ses cheveux en bataille agréables à toucher. Son sourire serein qui parvient toujours à me rassurer. La douceur de ses gestes et de ses mots qui m'emplissent d'une tranquillité que je ne connaissais pas alors. Pourquoi est-ce que je pense à lui tout à coup ? Pourquoi est-ce que je ressens comme un rejet au fond de moi à l'heure actuelle ? Pourquoi est-ce que, d'un geste soudain, je recule du canapé jusqu'à tomber à la renverse ?
Dans un bruit sourd, je tombe sur le parquet et réveille en même temps l'Eossienne de son état second.

« Je... Je suis désolé. Je... Je vais... Je dois... »

Affreusement gêné, je peine à saisir le refus net qui est remonté d'un coup alors que ce n'est pas la faute de Violette. Dans un autre cas de figure, j'aurais été plus que flatté d'éveiller en elle un tel désir, et je le suis. Mais... Je me rends compte que ce n'est pas au point de la laisser m'embrasser pour autant, quand je pensais en rêver. Quand je croyais que ma seule envie était de pouvoir attirer quelqu'un jusqu'à lui donner ce souhait de se rapprocher de moi. Est-ce parce que nous ne nous connaissons pas encore bien ? Est-ce à cause de l'alcool ? Est-ce à cause de moi ?

« Non, non, laissez. C'est moi, je n'aurais pas dû... Excusez-moi. »

Maladroitement, je me relève en ramassant le mobilier que j'ai fait tomber en même temps, mais je me sens tout penaud à présent. Violette se redresse et défait distraitement les plis sur ses habits.

« Ça m'a fait juste du bien, de... de pas passer la soirée avec un pervers, pour une fois. Mais j'aurais dû vous demander la permission avant. »

Non, elle n'a pas à s'excuser. C'est moi qui... J'en avais envie, mais... Je...
Mais quoi ? Qu'est-ce qui n'allait pas ?

« Vous ne vous sentez pas bien ? C'est moi qui vous ai mis mal à l'aise ?.. »

Sans m'en rendre compte, mon regard s'est décomposé alors qu'elle porte sur moi un air inquiet.

« Je ne comprends... juste pas. »

Je ne sais plus où me mettre. Je suis embarrassé de lui causer à la fois tracas et faux espoirs, pour des raisons en plus que j'ignore moi-même.

« Vous êtes joli, et... et gentille. J'ai souvent rêvé qu'on veuille de moi comme ça. Et... Et en temps normal, la perspective d'aller plus loin ne m'aurait pas dérangé, mais... J'ai... »

C'est frustrant. Très frustrant. On était bien. On ne s'est pas mis la pression.

« Un blocage. Je pense à... »

Shimomura.

« À autre chose. »

Violette a des tas de qualités, et j'ai passé une bonne soirée. Je n'aurais pas été contre du tout de la finir chez elle, dans l'idée. Même de faire plus ample connaissance par la suite. Ce n'est pas normal que j'ai pensé au moine à ce moment-là. Ce n'est pas normal que ce fut à lui que j'ai pensé. Que ce fut son nom qui me soit apparu. J'ai si honte que je n'ose même pas le dire.
Mon amie de ce soir est compréhensive. Elle me lance un sourire doux, voire attendrie. Je la sens déçue, mais ce n'est pas tout.

« Peut-être... que vous êtes déjà amoureux ? De quelqu'un d'autre, je veux dire. »

... amoureux ?..
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Le mot a du mal à rentrer. A du mal à se faire comprendre. J'ai envie de dire non. De nier en bloc tout de suite. J'ai du mal. Je n'y arrive pas. Mes joues se sont parés d'un beau jour que le manque de luminosité me permet de cacher. La chaleur qui se montre est pourtant bien là et je sais qu'elle n'a rien à voir avec les flammes qui se trouvent à quelques mètres.
Déstabilisé, je n'arrive pas à répondre. J'en ai perdu mes mots. Je ne suis pas amoureux. C'est ce que je voudrais dire. Le silence est la seule réponse que je peux lui donner alors que le doute m'envahit et qu'une sensation étrange s'est formée dans ma poitrine.
Avec bienveillance, Violette me raccompagne jusqu'à la sortie. Je m'excuse auprès d'elle. Me répond que ce n'est rien, que c'est elle qui est désolée. Nous nous remercions mutuellement pour la soirée et, enfin, je repars sur les routes, ou plutôt sur les rues sombres où il n'y a pas un chat. Pas un bruit hormis celui de mes bottes contre le pavé dont le son brise le silence. Et c'est tout aussi silencieux quand je reviens enfin chez moi, calmant juste les chiens qui ont toutefois vite senti ma présence et mon odeur.

En caressant la tête de Smaug, mon regard dévie vers la chambre du moine, dont la porte est entrouverte. Je marque un instant d'hésitation. Mon corps se redresse de lui-même par la suite pour se diriger vers la pièce plongée dans le noir, là où le magimorphe repose dans un sommeil profond. Je ne compte pas le déranger avec un sujet pareil ; cela ne sert à rien de lui parler de ça alors que je doute moi-même. La curiosité me pique malgré tout. Je me glisse donc dans la chambre où règne un silence calme et paisible. Sans surprise, le lieu est emprunt de son odeur que je peux sentir sans effort. Sur le lit qu'il s'est humblement approprié et où il dort confortablement, je le rejoins en m'asseyant sur le bord du matelas. Mon cœur n'a jamais battu si fort que lorsque mes yeux se posent sur sa silhouette dont j'observe minutieusement les soulèvements par ses respirations discrètes, comme si je devais me confirmer à moi-même qu'il était bien vivant mais seulement inconscient.

Un sourire se dessine malgré moi sur mes lèvres. Ma main se soulève timidement pour se porter à son visage que j'effleure à peine. Mes doigts écartent délicatement les mèches de cheveux qui tombent sur ses paupières closes. J'aimerais presque le voir se réveiller, à cet instant. Que son regard s'ouvre sur moi. Il me trouverait sans doute étrange de le contempler ainsi. Il aurait raison. Le geste m'échappe en premier, et pourtant je distingue au fond de moi cette envie de le scruter en détails. De vérifier que ses songes ne sont pas troublés par de vilaines chimères. Maintenant que c'est fait, que je sais qu'il dort sans souci, je suppose que je peux m'en aller. Qu'il n'est pas nécessaire que je le dérange plus que ça.
Juste... encore un peu.
Capricieux, je me fais son gardien pour quelques minutes supplémentaires, où je me mets à observer la pièce dans laquelle se trouve certaines de ses affaires. Les voir ici... me contente plus que ce je ne voudrais l'admettre. Me rappelle qu'il est là, sous le même toit. Et cela m'emplit de sensations étranges mais chaudes dans la poitrine, que je ne parviens pas à identifier mais que je ne pense pas nécessairement à chasser. Je ne veux pas y réfléchir trop longtemps. Car d'autres questions pourraient être posées ultérieurement, si je m'engage sur un terrain comme celui-là. Et celle de Violette me revient brutalement en tête.
''Peut-être... que vous êtes déjà amoureux ?''

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Spoiler :

Natsu et Sam by Coba <3