avril 1002 | Un dîner plus qu'imparfait |
C'est deux Généraux et deux Eossiens à un dîner...
On dit souvent qu'il ne faut pas parler de sujets politiques à table. Je comprends ce point de vue pour avoir écouté à des dîners des conversations qui ne me plaisaient pas et devant lesquelles je devais juste sourire ou grincer des dents. Mais ce n'est pas pour ça que je veux faire l'aveugle. Les sujets fâcheux, j'aime ça, moi. C'était le but premier de ce dîner, à la base : parler de notre rapport avec les Eossiens avec un membre de chaque partie. Et je sens que Gabryel n'est pas très jouasse d'entrer sur ce terrain-là : j'en suis le premier désolé, sincèrement. Je sais qu'il préfère quand nous buvons joyeusement en parlant de tout et de rien. Si je connais le Gaby fêtard, je veux plonger un peu plus cette autre facette de lui. Sa facette sérieuse. Celle qu'il arbore dans les coups durs. Parce qu'il n'en a pas l'air mais la nymphe, sous sa crinière de nacre, se relève quand même toujours au milieu d'une bataille même difficile et il en a déjà fait la preuve. Il n'a pas été élu Général par hasard, et c'est ça, ce côté de lui, que je veux révéler.Bien sûr, je suis d'accord sur quelques points qu'il aborde. Nos souverains sont montés trop tôt sur des trônes qui ne sont pas à leur taille d'adolescent.
Contredire, contredire... Tout de suite les grands mots.
Ce n'était pas exactement ce que je voulais dire, même si... Bon, peut-être que j'ai fait une très légère insinuation. On a bien le droit de "contredire" son chef, des fois, non ? Ils n'ont pas la science infuse et même Adélaïde a fait des erreurs avant de devenir une grande Impératrice. Contrairement à mon homologue, je doute toutefois que le clergé nous aide.
Il a pas vu la gueule de mon Cardinal, lui...
C'est bien vrai, néanmoins, les Sentinelles sont un sujet de tensions, et pour une fois, aussi bien du côté des Altissiens et Caldissiens que du côté des Eossiens. Je n'étais moi-même pas jouasse quand on m'a exposé la création de cette unité, mais je n'ai pas eu le choix que de guider les natifs qui se sont enrôlés chez nous. Je sais qu'ils font ça par volonté et que ça doit déjà couter leur dignité. Le mieux que je puisse faire, autant pour eux que parce que c'est mon rôle, c'est de faire en sorte qu'ils s'intègrent autant que possible et surtout qu'ils puissent se défendre en cas d'attaques. Je ne suis pas sans savoir que la plupart d'entre eux n'ont jamais eu à se battre contrairement à leurs descendants qui n'ont pas vécu de temps de paix depuis un millénaire. C'est surprenant que Gabryel veuille de lui-même rencontrer des Eclaireurs, mais je partage son opinion à ce sujet : nous pourrions sans doute en apprendre beaucoup grâce à eux. Mais lesquels pourraient bien vouloir aider deux Généraux sans se méfier ? Je sais qu'il y a Shimomura, mais... Je ne veux pas et ne peux pas lui faire prendre de tels risques, autant pour lui de notre côté que du sien avec sa communauté qui ne verraient sûrement pas d'un bon œil qu'il nous introduise auprès d'eux.
Je n'y avais pas pensé non plus de cette manière, mais il a vu juste sur un point : depuis la mort d'Hincmar et d'Adélaïde, les choses ont changé. C'est depuis le jour de leur meurtre que de grands bouleversements ont eu lieu, comme si nous avions provoqué le courroux de l'arbre légendaire. Je ne peux m'empêcher de me dire à présent qu'il y a un lien entre les deux et qu'il s'agit d'une piste à creuser plus sérieusement. Songeur, je prends des morceaux du mijoté, savourant la viande qui fond en bouche alors qu'avec toute cette conversation, j'en oublierais presque de manger. Et de boire. Mais je pense que mon ami boit assez pour nous deux, là ; et Raol, de façon surprenante, le lui fait d'ailleurs remarquer. Loin de moi l'idée de mettre la nymphe aquatique en geôle, de toute façon ; il finira par y aller tout seul comme un grand, j'en suis persuadé. Enfin, je suis persuadé que ça arrivera si nous continuons de prendre le mauvais chemin, et quand je dis "nous", je parle de nos patries respectives qui suivent les ordres d'enfants qui n'ont pas fini de grandir.
C'est qu'avec tout ça, au moins, j'ai pu ignorer les yeux doux que le Généal et l'autre grenouille s'échangeaient. A la question de cette dernière, cependant, je suis surpris d'entendre le moine répondre, alors qu'il demeurait jusque là bien silencieux. Mais je sens chez lui une sorte de tension qui n'a fait que croitre au fil de la soirée. Ce n'est guère étonnant, en un sens ; le sujet est lourd et concerne directement les natifs. Nous savons ce que chacun pense des Sentinelles, alors le débat n'a pas lieu. On dirait que parler de tout ça l'agace quand même. Je peine à comprendre sur l'instant ce qui l'énerve autant. C'est la "traîtrise", le problème ?..
« Je... Je ne parle pas de traîtrise. »
Pourquoi ça le met dans cet état ? C'est moi qui finirais en geôle, pas lui.
Mon regard se tourne ensuite vers Gabryel, alors que mes traits se sont faits plus sérieux.
« Ni d'action. »
Pas maintenant, du moins. Si un jour ça venait à arriver... Eh bien, on verra. Pour l'heure, je n'y songe pas plus que ça, en vérité. Je me sais impuissant pour le moment de toute évidence, et même ma force surhumaine ne pourrait rien pour moi.
Je tente de paraître le plus calme possible pour essayer d'apaiser un peu le froid ambiant.
« A la base, je voulais juste... Avoir ton point de vue sur la question. J'ignorais que tu t'étais déjà approché du sujet par toi-même. »
Ma gorge se racle alors que mon regard passe brièvement sur Raol même si je pense que Gabryel est assez grand pour ne pas avoir besoin que je lui fasse un dessin. Distraitement, imitant mon ami, je me sers un peu de vin.
« Je ne dis pas que Camélia et Gaston sont responsables de ce qui leur arrive. Je les respecte quand même beaucoup, et je me doute qu'il y a des gens derrière tout ça qui les conseillent sur leurs décisions. J'aime aussi Altissia. Mais... »
Je fais tournoyer le liquide rouge dans mon verre, le regard perdu sur un point invisible de la table.
« Je ne sais pas... Je dis juste que s'ils continuent de faire des lois dangereuses... Je pourrais un jour ne plus les suivre si j'estime qu'elles nuisent à la population. A toute la population. »
S'il veut que je sois direct... Enfin, non, je suppose que je pourrais être plus franc que ça encore, mais c'est que je ne sais pas moi-même ce que le destin va me réserver et j'espère en vérité, honnêtement, que je n'aurais jamais à vraiment faire quelque chose qui pourraient remettre en doute la loyauté à mon peuple. Parce que mon "peuple", finalement.. Il a changé. Protéger Yggdrasil, ce n'est pas seulement protéger les Altissiens, après tout. Je défendrai au péril de ma vie n'importe quel innocent qui se trouvent entre ces murs, peu importe son origine. Il y a quelques mois, je n'aurais jamais remis en question les règles instaurées par un de mes dirigeants, mais je me suis rendu compte que si un jour il y avait quelque chose qui portait préjudice à un Eossien comme Shimomura et qu'il devait en souffrir... Je sais que je ne l'accepterais pas. Il est clair que si Gaston me demandait de tuer le moine en signe de loyauté, je préférerais me trancher la gorge.
Je finis par prendre cette gorgée de vin. L'alcool me permet au moins de me détendre un peu. On en a tous un peu besoin, autour de cette table.
« Moi aussi, les Eclaireurs m'intéressent, mais je doute qu'ils se laissent convaincre facilement par notre seule bonne volonté. »
Car c'est un point sur lequel Gabryel et moi sommes d'accord, au fond. Si je n'ai pas mal compris, il serait enclin à rencontrer des Eclaireurs pour que nous puissions faire quelque chose à leurs côtés. Mes pensées vont naturellement vers l'éonistes dont je connais la double identité, mais hors de question que ce soit moi qui l'implique là-dedans. Si jamais il veut en parler... Je le laisserais faire. Mais évidemment, même à Gaby, je ne dévoilerais jamais Shimomura fait partie de ces Eossiens de l'ombre qui ont déjà fait bien parlé d'eux.
Spoiler :
Natsu et Sam by Coba <3